1762-07-10, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Je n'ay Lu Cassandre que depuis quelques jours, mon cher confrère.
A peine arrivé ici J'ay appris qu'un de mes neveux, colonel aux grenadiers de France, a esté tüé dans la dernière affaire; c'est Le seul officier de son grade qui ait péri; ce second malheur a rouvert Les playes du premier. Mon courage est exercé depuis longtemps, il faut espérer que J'en aurai moins besoin à L'avenir.

J'ay trouvé votre tragœdie si fort changée en bien que je ne l'ay presque pas reconnüe. Le Rosle de Statira est admirable et bien soutenu; il ne s'agit que de jeter une nuance de fierté dans Les discours qu'elle tient à Antigone. Celui du grand prêtre est dans son genre tout aussi beau. Je voudrois bien que nos archevêques parlassent avec cette dignité, cette force et cette modération. Le Rosle d'Olimpie est plus noble qu'il n'estoit et plus intéressant. Cassandre lui même m'a paru plus digne de vous. J'ay esté ému, J'ay pleuré et mon esprit a esté perpétuelement rempli d'idées nobles, de sentiments douloureux et tendres; en un mot, Je crois qu'il s'en faut bien peu que ce ne soit une des plus belles de vos pièces. J'ay dicté à chaque acte quelques réflexions dont vous fairés sûrement bon usage. Je ne connois pas de docilité plus grande que la vôtre, ni de talent plus rare. Il y a quelques rimes foibles que vous fairés bien de laisser, s'il vous en coûtoit trop pour Les changer. Il faut toujours jeter quelques petits os à ronger à ses ennemis.

Me voilà revenue chés moy. Je n'y ay point basti, mais J'ay réparé toutes Les vieilleries de L'abbé de Pomponne. Je n'ay pas le logement d'un fermier général, mais une asés jolie gentilhomière. Les cardinaux de Lorraine, d'Est, et de Mazarin s'en sont bien contentés; Je suis et dois estre moins difficile. Je n'ay point de Bibliotèque, mais un simple cabinet de Livres que Je lis, ou que je consulte. Je n'aime point ce qui est plus de représentation que d'usage. Je plante beaucoup d'arbres; J'arrose mes prairies; Je soigne beaucoup mes potagers, qui sont devenus mes nourrices, depuis que je ne mange plus de viande; voilà Le fond de mes occupations. J'ay quelques amis qui viennent me voir; tous sont estimables, et plusieurs sont aimables; vous voyés qu'il en est de plus malheureux. Ecrivés moy de temps en temps. Une lettre de vous embellit toute la journée et je connois Le prix d'un jour. Adieu mon cher confrère vivés aussi longtemps que Crebillon. Je suis bien sûr que vos ouvrages dureront plus que Les siens, quoiqu'il ait mérité une place honorable parmi nos auteurs tragiques. Ce que je vous demande de préfértence à tou, c'est de m'écrire quand vous serés de bonne humeur; J'ay épprouvé que votre gayeté m'est plus salutaire que le bon régime que j'observe.

Observations du cardinal de Bernis sur la tragédie d'Olimpie

Acte 1er , scène II

Comme il est essentiel de diminuer l'horreur du meurtre de Statira, il paraît nécessaire qu'Antigone s'étende un peu davantage sur l'entreprise de Statira contre Antipatre, en sorte que le lecteur ou le spectateur comprenne aisément, et soit convaincu que Cassandre, en frappant Statira, qui s'était mise à la tête du peuple de Babylone, ne fit que sauver son père par une légitime défense. Cassandre aura toujours à se reprocher d'avoir tué une femme veuve d'Alexandre, sa souveraine, et mère d'Olimpie. Rien n'est plus adroit que d'établir ce fait par Antigone lui-même, et lorsque ce même fait sera clairement expliqué au commencement de la pièce, les esprits ne seront plus révoltés, et Cassandre, plus intéressant, pourra mieux se disculper d'un crime presque involontaire, et que le salut d'Antipatre pouvait autoriser ou du moins excuser.

Ne doit point nous coûter de regrets et de larmes.

Ni de larmes paraîtrait plus exact.

Que jamais entre nous, la discorde introduite,
Ne nous expose en proie à ces tyrans nouveaux.

Je n'aime point la discorde introduite entre nous; parmi nous serait plus exact. J'aime encore moins cette expression, ne nous expose en proie.

Scène V

Cassandre est-il le seul accusé de faiblesse?

Ce vers ne rend point ce qu'Antigone veut ou doit dire.

Acte II, Scène II

Statira rend Cassandre trop odieux en disant au grand prêtre, que Cassandre, après l'avoir percée de coups, la traîne sur le tombeau d'Alexandre. Cette remarque avait déjà été faite et mérite attention.

Ces vers:

Une retraite heureuse amène au fond des cœurs
L'oubli des ennemis et l'oubli des malheurs

seront gravés sur une colonne dans mon jardin de Vic-sur Aisne.

Scène V

Il vaut mieux qu'Olimpie entende le bruit du tonnerre qui ébranle le temple, que si elle sentait un véritable tremblement de terre, parce que dans ce dernier cas il serait singulier que sa mère et elle s'en fussent seules aperçues. Il n'est point question dans toute la pièce de ce tremblement de terre, événement rare qui n'aurait pas manqué de faire vive impression sur les prêtres et sur les prêtresses.

On dit trancher la vie et retrancher de la vie, et non pas retrancher la vie.

Acte III, scène 1ère

Cassandre est amoureux et ambitieux; l'amour doit le porter à rendre justice à Olimpie, et à lui déclarer qu'elle est fille de Statira et d'Alexandre. Mais l'ambition aurait dû l'empècher de révéler ce mystère avant l'accomplissement de son mariage; il paraît donc nécessaire qu'il excuse cette imprudence par quelques motifs raisonnables et relatifs à ses intérêts; il peut faire entendre que le parti d'Antigone grossissant, il était nécessaire d'annoncer au peuple, que son sort était lié à l'héritière légitime du trône d'Alexandre; par là, le caractère de l'amant et de l'ambitieux sera mieux soutenu et mieux rempli.

Scène III

O tonnerres du ciel . . . . . .

Cette fin de vers paraît trop faite pour la rime.

Je n'aime point, que ma fureur adore.

Scène V

Il me semble que Statira jette un peu trop Olimpie à la tête d'Antigone, et que pour l'exciter à la vengeance, elle perd ce ton de dignité et de fierté qui annoblit son rôle et le rend si intéressant; elle peut faire espérer sa fille à un sujet d'Alexandre, mais sans jamais prendre avec lui le ton de l'égalité.

Acte IV, scène 1ère

On ne manquera pas de trouver extraordinaire que Cassandre et Antigone étant convenus de se battre seuls sans exposer la vie de leurs sujets, choisissent le temple d'Ephèse pour le théâtre de ce combat singulier.

Scène V

Mais je meurs en t'aimant . . . . . .

Je ne sais s'il ne serait pas mieux de supprimer cette expression de tendresse, dans un moment ou Statira doit être pleine d'indignation et de douleur de l'amour de sa fille pour Cassandre. Du moins ce mot m'a toujours refroidi en lisant cette scène.

Acte V

En général, cet acte est écrit avec moins de force et de chaleur que les autres; il est vraisemblable qu'à la représentation ce défaut se fait moins sentir qu'à la lecture. Mais il est bien aisé à m. de Voltaire d'y répandre quelques étincelles du feu de son génie, et quelques-uns de ces vers heureux dont cette pièce est remplie.