1763-04-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mes divins anges, je vois à peine (en écrivant) ce que j'écris, mon clerc est bien malade et moy aussi, maman Denis a un engorgement au foye, nous sommes tous auprès d'Esculape Tronchin; mais Esculape a la goutte; et nous avons le ridicule de demander la santé à un malade.
Il n'y a que le ridicule de prier les saints qui soit plus fort.

Mes anges, nous ne sommes nullement de votre avis sur la figure d'Antigone au mariage d'Olimpie. Nous savons ce que c'est que d'assister à des mariages. Vous ne vous aviez jamais fait cette objection. Pourquoy la faittes vous aujourdui? quel ennemi vous a parlé contre nous? comment pouvez vous me dire qu'Antigone a les raisons les plus fortes de s'opposer à ce mariage? Il n'en a certainement aucune, il n'a pas le moindre droit, il n'a pas la possibilité. Il est hors du temple, dans le parvis. Il faudrait qu'il fût fou pour troubler les cérémonies sacrées. Comment peut il empécher qu'Antigone donne la main à son esclave? Il n'est sûr de rien, il n'a encor pris aucunes mesures, il n'a que des doutes, il n'est venu que pour les éclaircir. Dira t'il, Je m'oppose à ce mariage par ce que je crois Olimpie fille d'Alexandre? Tout le monde, le gr prêtre, Cassandre, Olimpie répondrait, Tant mieux, c'est un mariage fort sortable; vous n'êtes point en droit de vous y opposer; vous ne connaissez pas seulement Olimpie. Le droit civil et le droit canon sont contre vous. De quoy vous avisez vous de faire du bruit à la messe?

Antigone n'est donc pas si sot que de faire un tapage inutile. Il s'y prend plus prudemment; il soulève Les peuples et fait venir des trouppes. Il agit en prince, en ambitieux, en méchant homme.

Sentez vous bien mes anges à quel point il serait ridicule de faire le mariage devant un confident qui ensuitte en rendrait compte à Antigone? Je suis si convaincu de tout ce que je vous dis, que le parterre même ne me ferait pas changer de sentiment. Cette pièce d'ailleurs n'est point du tout dans le sistème ordinaire du téâtre. Elle nous a fait un très grand effet à nous autres habitans des alpes qui ne connaissons point la tirannie de l'usage; le spectacle en est fort beau. Si vous aviez vu Statira entourée de ses prêtresses et la scène où Olimpie (en embrassant sa mère) luy avoue en larmes qu'elle aime le meurtrier de son père et de sa mère, si vous aviez vu notre bûcher, vous auriez eu du plaisir comme nous. L'hiérophante est un digne prêtre. Catholiques, huguenots, lutériens, déistes, tout le monde l'aime. Je ne réponds point de Paris. Je crois bien que la caballe de Freron criera et c'est pourquoy j'ay toujours été dans le dessein de hazarder cette tragédie plutôt à l'impression qu'au téâtre. Mes chers anges vous la ferez jouer si vous voulez. Je n'ay sur cela aucune volonté que la vôtre. Vous vous doutez bien qu'il m'importe assez peu quelle pièce on représente dans une ville que j'ay quittée pour jamais quand la moitié de la ville s'efforçait de louer Catilina et que tous les mercures et touttes les brochures m'accablaient de mépris en croiant faire leur cour à made de Pompadour. Après avoir vécu malheureusement pour le public, j'ay pris le parti de vivre pour moy. J'avoue que l'an passé je fus un peu trop séduit d'Olimpie, mais je me suis tempéré.

Jean Jaques ne se tempère pas comme moy. Jean a écrit à Cristophe. Il y a un mois que sa lettre est imprimée, mais il n'y en a eu que trois exemplaires dans Geneve. L'abbé Quénel l'a eue à Versailles. Malheureusement l'autheur fait des cartons, et c'est ce qui retarde la publicité de ce modeste ouvrage. L'autheur y disait qu'on aurait dû luy élever des statues. On luy a fait voir qu'en effet on pourait bien luy en dresser une dans la place de Grève, qu'à la vérité elle ne serait pas ressemblante; mais qu'il y aurait un écritau dans le goust de celuy d'INRI. Enfin il cartonne; et moy je cartonne aussi l'histoire générale de peur de l'inri.

Vous ne me parlez point mes anges de l'incendie de l'opéra. C'est une justice de Dieu, on dit que ce spectacle était si mauvais qu'il fallait tôt ou tard que la vangeance divine éclatât.

Je suis en peine de mon contemporain le président Hénaut. Il aura pris sa pleurésie à Versailles. Cet accident devrait le corriger. J'ay conu une femme qu'une grande maladie guérit de sa surdité. Le président est sourd et moy aussi. Mais j'ay pardessus luy une propension extrême vers l'aveuglement. J'ay perdu ma jolie petite écriture. Les yeux me cuisent. Je finis en baisant le bout de vos ailes avec les respects les plus tendres.

V.