1762-02-04, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Je m'empresse, mon cher confrère, de vous faire mon compliment bien sincère sur Le rétablissement de votre pension; J'en suis encore plus aise pour L'honneur des Lettres que pour vous même, quoiqu'il soit fort agréable d'epprouver Les bontés de son maitre que de faire un peu enrager ses ennemis.

Vous devés avoir reçu Les remarques sur Rodogune, avec une Lettre d'entière approbation. Toutes vos observations m'ont paru aussi justes que judicieuses.

Je viens de relire Cassandre. Vos six semaines ont été bien employées. Il règne dans cette pièce une chaleur et un intérêt que J'y désirois à La première Lecture. Voilà une véritable tragédie où L'amour et L'ambition causent de grands malheurs. Si vous voulés bien passer encore une journée à donner à quelques parties de ce grand tableau des coups de force et de Lumière, et à substituer des expressions plus propres ou plus animées à un petit nombre d'expressions trop vagues, ou trop faibles, Je suis assuré que Les gens d'esprit et de goust seront fort contents de cet ouvrage. Je voudrois cependant qu'il fût dit plus clairement comment Statira a été tüée au milieu des combats par Cassandre; est ce dans une bataille, ou dans le Sac de Babilone? Statira Commendoit'elle une armée? ou L'a t'on assiégée dans son palais? Je voudrois que Cassandre dit aussi un peu plus franchement à son confident, ou dans un monologue, que L'ambition L'a porté au meurtre de Statira; il doit rejetter cette horreur sur Le hazard des combats et La fatalité de la guerre, lorsqu'il parle à la mère et à la fille; mais on ne comprend pas Comment Cassandre a pu se méprendre au point de tüer une femme pour un homme, ou si c'est une femme qu'il a voulu tüer, qu'il n'ait pas reconnu La veuve d'Alexandre; Statira Lui repproche deux fois qu'après L'avoir poignardée il l'a traînée sur la poussière; Je retrancherois cette circonstance atroce, qui rend Cassandre encore plus dégoûtant qu'odieux. Celui ci doit affoiblir son crime autant qu'il Le peut aux yeux d'Olimpie et de sa mère, mais il en doit instruire Le spectateur, et Lui avouer que La politique et L'ambition l'ont poussé à cet excès. Cet aveu en diminüerait l'horreur. Voilà mon petit avis que je soumets au vôtre. Je suis bien fâché que vous ne soyés pas content de votre santé; il me semble cependant qu'une belle tragœdie annonce qu'on se porte bien. J'ay prié le duc de Villars de me renvoyer Cassandre quand il L'auroit Lu, parceque je vous fairois passer cette pièce sous mon contreseing. Adieu, mon cher confrère, aimés moy toujours et ne vous Lassés pas de m'enrichir.