1762-01-30, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Je suis perssuadé, mon cher confrère, que Corneille, s'il vivoit, seroit assés grand homme pour se soumettre à L'examen que vous avés fait de Rodogune et pout adopter vos critiques; pour moy après une comparaison exacte de La pièce avec Les remarques, je vous avoüe que Je n'ay rien à changer à vos observations.
Toutes les fautes que vous avés relevées, soit dans ce qui concerne L'art du Théâtre, La diction ou Les règles grammaticales, sont saisies avec autant de justesse, que d'équité. Je ne vous trouve pas trop sévère; vous auriés pu L'estre davantage sur ce qui appartient au goust, et à La diction. Mais malgré L'équité de vos arrêts, Rodogune restera au Théâtre, et il n'y a qu'un homme de génie qui puisse imaginer, créer et qui osât hazarder le cinquième acte de cette tragédie. Vous me fairés Le plus grand plaisir du monde de m'envoyer encore quelques arrêts de vôtre parlement; ils m'intéressent plus que Les décrets de prise de corps contre Les vicaires de st Leu, ou Les confesseurs des religieuses de st Cloud. Donnés moy aussi des nouvelles de Cassandre. Vous avés tous Les caractères d'un homme suppérieur; vous faites bien, vous faites vite et vous êtes docile.

Nous parlerons quelque jour du grelot que vous dittes que j'ay attaché, et des Marmitons qu'on a voulu employer malgré moy. J'ay connu un architecte à qui on a dit, vous fairés Le plan de cette maison, mais bien entendu, que L'ouvrage Commensé, Les piqueurs, ni Les maçons, ni Les manœuvres, ne seront point sous votre direction, et s'écarteront de votre plan autant qu'il leur conviendra de Le faire; Le pauvre architecte jetta là son plan et s'en alla planter ses choux. Riés dans votre Barbe quand vous ne pourrés pas rire tout haut, mais riés toujours, car cela est fort sain pour vous, et fort agréable pour moy. Je serai ici jusqu'au 15 de may, après quoy j'irai passer Le reste de l'esté chés ma sœur dans Les montagnes, et je regagnerai tout doucement Le Soissonnois, à moins que ma santé, qui s'est bien trouvée du climat méridional, ne s'y opposât.

Adieu, mon cher Confrère, Je ne conçois pas de plus grand plaisir que celui que j'aurois de vous revoir, de causer avec vous et de vous embrasser aussi tendrement que je vous aime.