à Montelimart ce 18 may 1762
Votre dernière Lettre m'a fait sentir, mon cher confrère, à quel point je vous aimois et combien votre conservation importe au bonheur de ma vie.
Hélas! vous êtes le seul homme aujourdui qui conserviés à notre patrie L'idée de supériorité sur Les autres nations. Je sens avec vous, combien il est heureux pour moy de n'estre plus en place; Je n'ay pas La capacité nescessaire pour tout rétablir, et je serois trop sensible aux malheurs de mon pays. Mon cœur est encore flétri de La perte que je viens de faire. Ma nièce estoit mon amie; sa sœur, qui peut seule me consoler, a esté pendant trois semaines dans Le plus grand danger et ce n'est que depuis quelques jours que J'ay L'espoir de la conserver. Je pars jeudi avec elle pour aller respirer Le bon air des environs de Montpeilier. Dès que sa santé sera rétablie, je regagnerai ma paisible retraite. Vos Lettres y ranimeront mon âme. Il n'est pas nécessaire de vous observer qu'elles passent par Paris pour aller à Soissons, et qu'il faut estre plus prudent avec moy qu'avec tout autre. Mon frère, qui est à Toulouse, n'a pu approfondir L'avanture des Calas. Je ne crois pas un protestant plus capable d'un crime atroce qu'un Catholique, mais je ne crois pas aussi (sans des preuves démonstratives) que des magistrats s'entendent pour faire une horrible injustice. Je puis encore recevoir de vos nouvelles avant mon départ pour Vic sur Aisne. Addressés les à Montelimart. Soyés sûr que rien dans Le monde ne me satisfairoit davantage, que de vous voir un moment, de vous embrasser, de causer avec vous; mais je suis obligé de retenir jusqu'à ma respiration pour éviter Les tracasseries. Mes pareils n'ont cherché dans ma position que Les moyens d'en sortir et de faire parler d'eux; plus philosophe et moins ambitieux, Je ne cherche que le repos et L'obscurité. Dès que Je n'ay pu faire Le bonheur et la gloire de la France, il ne me reste qu'à rendre ma famille heureuse et à adoucir Le sort de mes vasseaux. La lecture, des réflexions sur le passé et sur L'avenir, un oubli volontaire du présent, des promenades, un peu de conversation, une vie frugale, voilà tout ce qui entre dans Le plan de ma vie; vos Lettres en fairont L'agrément. Je ne suis pas assés heureux pour me refuser ce secours, et le prix que j'y attache vous fait une Loy de me L'accorder.