1762-02-25, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ay L'honneur de vous renvoyer, mon cher Confrère, Cassandre, que Le duc de Villars m'a addressé, ainsi que vous remarques sur Cinna.
Je crois qu'en revoyant votre tragédie vous fairés bien de fonder encore davantage L'amour d'Olimpie pour Cassandre; il faut que Cet amour soit d'une bonne Constitution pour résister à La révélation de tant de Crimes; ainsi Je crois nescessaire d'establir que Cassandre a sauvé La vie à Olimpie au péril de la siene, dans un âge où elle ait pu en conserver La mémoire, qu'elle se rappelle cet événement avec reconnoissance, qu'elle le raconte à sa mère, que Cassandre insiste sur ce service, quand il n'a plus d'autres droits à faire valoir, et que tout cela soit peint avec les traits vifs et frappants dont vos poches sont pleines; on pardonnera à Olimpie d'aimer un homme à qui elle doit La vie, et de se tüer quand L'honneur Lui deffend de L'épouser. En un mot elle sera plus intéressante.

A L'égard de vos remarques sur Cinna. Je Les adopte toutes; vous pouviés même pousser La sévérité plus loin. En disant que Cinna est plustôt un bel ouvrage qu'une bonne tragédie vous avés tout dit. Qu'Auguste pardonne à Maxime par clémence, ou par mépris, à La bonheure; mais on est révolté qu'il Le Conserve au rang de ses amis. Je crois que cette observation mérite d'estre faite.

Vous estes en peine de mon âme dans Le vîde de L'oisiveté à La quelle Je suis condamné à L'avenir; avoüés que vous me croyés ambitieux Comme tous mes pareils; si vous me connoissiés davantage, vous sauriés que Je suis arrivé en place philosophe, que J'en suis sorti plus philosophe encore, et que trois ans de retraite ont affermi Cette façon de penser, au point de La rendre inébranlable. Je sais m'occupper; mais Je suis assés sage pour ne pas faire part au public de mes occuppations; Je n'avais besoin pour estre heureux que de cette Liberté dont parle Virgile, quœ sera tamen respexit inertem. Je la possède en partie; avec Le temps Je la posséderai toute entière. Une main invisible m'a conduit des montagnes du Vivarais au faite des honneurs; Laissons La faire, elle saura me Conduire encore à un estat honorable et tranquile; et puis, pour mes menus plaisirs, Je dois selon L'ordre de la nature, estre L'électeur de trois ou quatre papes et revoir souvent cette partie du monde qui a été Le Berceau de tous Les arts; n'en voilà t'il pas assés pour Bercer cet enfant que vous appelés La vie? Ne me souhaités que de La santé, mon cher Confrère, J'ay, ou j'auray tout Le reste; quand je désire une Longue vie, je suppose votre existence et celle de quelques amis, car Je suis comme Mdlle de Scuderi, Je ne voudrois pas vivre éternelement, si mes amis n'étoient immortels comme moy; adieu, mon cher Confrère, Je ris comme un fou quand je songe que vous estes destiné à vivre en Suisse, et moi à habiter un village.