1763-07-05, de François Joachim de Pierres, cardinal de Bernis à Voltaire [François Marie Arouet].

Je vous demende pardon, mon cher confrère, d'un si long silence.
J'ay fait de petits voyages; mais comme on ne gagne jamais rien de bon à voyager, Je suis revenu ici avec un gros Rume, un peu de fièvre et un peu de goutte. Je n'ay point voulu vous écrire quand j'estois de mauvaise humeur. Olimpie m'est venüe d'Allemagne. Je vous remercie et vous fais homage des larmes qu'elle m'a fait verser. Cassandre est toujours le personnage qui m'intéresse le moins; mais Statira, mais Olimpie, mais le grand prestre sont d'une grande Beauté. Il me semble que les gens de goust ont fort acceüilli cette Tragédie. Il faut laisser dire que c'est un opéra récité; c'est un mérite de plus d'avoir choisi une action vrayment tragique, qui se lie nescessairement avec la pompe du spectacle. On m'écrit que le segond volume de l'histoire de Pierre Le grand paroit et que vous avés donné une nouvelle édition de votre histoire universelle, dans laquelle notre dernière guerre est comprise. J'ay mandé qu'on m'envoyât tout cela. Outre L'empressement que j'ay pour tout ce qui vient de vous. Je suis fort curieux de savoir comment vous avés traité la guerre d'Allemagne. Peu de vos Lecteurs seront plus dignes que moy d'apprécier cette partie de votre histoire générale. Votre dernière Lettre m'annonce une résolution qui m'afflige. Vous voulés vivre et mourir chés les allobroges. Je m'estois flaté de vous revoir dans mon voisinage. J'espère aumoins que l'air pur des alpes vous faira vivre autant que Sophocle. On vous appellera un jour le vieux de la montagne; bien différent de celui qui faisoit trembler tous les Rois d'Azie, votre empire sera plus doux; vous éclairerés votre siècle et vous ne fairés peur qu'aux vices et aux ridicules. Pour moy, à qui on a donné pour pénitence de jouir tranquilement d'une grande dignité et d'un revenu honête, Je cultiverai mon jardin, Je lirai pour la centième fois vos ouvrages, Je comparerai les temps, les actions des hommes, les contrastes de la vie; J'allongerai la miene par la frugalité du corps, par la tranquilité de l'âme, Je l'animerai par l'amitié. Je la diversifierai par des études variées et toujours volontaires: voilà mon plan, oû vous voyés que vous tenés la place honorable. Adieu mon cher confrère, soyés toujours gay et faites moy part de votre gayeté.