Au Plessis ce 24 avril 1763
Nostre secrétaire m'a envoyé l'Heraclius de Caldéron, mon cher confrère, et je viens de lire le Jules Cesar de Shakespear.
Ces deux pièces m'ont fait grand plaisir, comme servant à L'histoire de L'esprit humain et du goust particulier des nations; il faut pourtant convenir que ces tragédies, toutes extravagantes ou grossières qu'elles sont, n'ennuyent point. Je vous dirai à ma honte, que ces vielles rapsodies, où il y a de temps en temps des traits de génie et des sentiments fort naturels, me sont moins odieuses que Les froides élégies de nos tragiques médiocres. Voyés Les tableaux de Paul Verenoze, de Rubens et de tant d'autres peintres flamans ou italiens; ils pèchent souvent contre le costume, ils blessent les convenances et offensent le goust, mais la force de leur pinceau et la vérité de leur coloris font excuser ces deffauts. Il en est à peu près de même des ouvrages dramatiques; aureste je ne suis point étonné que Le peuple anglois, qui ressemble à certains égards au peuple Romain (ou qui dumoins est flatté de lui ressembler) soit enchanté d'entendre les grands personages de Rome s'exprimer comme la Bourgeoisie et quelquefois comme la populace de Londres. Vous paroissés étonné que la philosophie, éclairant L'esprit et rectifiant les idées, influë si peu sur le goust d'une nation! Vous avés bien raison; mais cependant vous aurés observé que les mœurs ont encore plus d'empire sur le goust que Les sciences; il me semble qu'en fait d'art et de littérature, Les progrès du goust dépendent plus de L'esprit de société que de L'esprit philosophique. La nation angloise est politique et marchande; par là même elle est moins frivole, mais moins polie, que la nostre. Les anglois parlent de Leurs affaires; nostre unique occuppation, à nous, est de parler de nos amusements; il n'est donc pas singulier que nous soyons plus difficiles et plus délicats que Les anglois sur Le choix de nos plaisirs et sur Les moyens de nous en procurer. Aureste qu'estions nous avant Le siècle de Corneille? Il nous sied bien à tous égards d'estre modestes; vous seul en France auriés La permission de ne pas L'estre, si vous vouliés; mais vostre esprit est trop étendu pour ne pas appercevoir les bornes de L'esprit humain, ainsi vous estes indulgent avec plus de droit que personne pour estre sévère.
J'espère que la fonte des neiges vous rendra la vüe, et que vous perdrés bientôt ce costé de ressemblance avec le bon Homere. Pour moy qui n'ay pas L'honneur de ressembler aux grands hommes, je suis fort content de ma santé, de ma gayeté et de mon courage. Le château du Plessis dont vous me demandés des nouveles, appartient à un de mes parents qui me le preste six mois de L'année. Il est à dix lieües de Paris, dans une situation riante, à costé de la forêt d'Hallate, que votre Piërre Le grand de Russie appelloit Le jardin de La France. J'y vois mes véritables amis. J'y ay des livres et toutes sortes d'amusements champestres; en voilà assés pour une manière de sage qui rit sans éclat des folies du genre humain, qui est assés jeune pour voir encore bien des changements dans La lanterne magique de ce monde, et qui a pris La ferme résolution de vivre cent ans sans se mesler d'autre chose que de ses affaires.
Quand vous voudrés me renvoyer Olimpie au sortir de sa toilette, elle sera bien reçüe. Je retourne dans 15 jours à Vic sur Aine, pour y passer tout l'esté. Ainsi adressés, à cette époque, vos lettres à Soissons.
Adieu, mon cher confrère, personne ne sent plus vivement que moy Les charmes de votre amitié.