à Londres 4 aoust v. s. [15 n. s.] 1728
Voicy qui vous surprendra mon cher Tiriot, c'est une lettre en françois.
Il me paroit que vous n'aimez pas assez la langue angloise pour que je continue mon chifre avec vous. Recevez donc en langue vulgaire les tendres assurances de ma constante amitié. Je suis bien aise d'ailleurs de vous dire intelligiblement que si on a fait en France des recherches de la Henriade chez les libraires ce n'a été qu'à ma sollicitation; j'écrivis il y a quelque temps à mr le garde des sceaux et à mr le lieutenant de police de Paris pour les supplier de supprimer les éditions étrangères de mon livre, et surtout celles où l'on trouverait cette misérable critique dont vous me parlez dans vos lettres. L'autheur est un réfugié connu à Londres, et qui ne se cache point de l'avoir écritte. Il n'y a que Paris au monde où l'on puisse me soupçonner de cette guenille. Mais odi profanum vulgus et arceo, et les sots jugements et les folles opinions du vulgaire ne rendront point malheureux un homme qui a apris à supporter des malheurs réels, et qui méprise les grands, peut bien mépriser les sots. Je suis dans la résolution de faire incessament une édition correcte du poème au quel je travaille toujours dans ma retraitte. J'aurois voulu mon cher Tiriot que vous eussiez pu vous en charger pour votre avantage et pour mon honneur. Je joindray à cette édition un essay sur la poésie épique qui ne sera point la traduction d'un embrion anglois mal formé mais un ouvrage complet et très curieux pour ceux qui quoyque nez en France veulent avoir une idée du goust des autres nations. Vous me mandez que des dévots gens de mauvaise foy ou de très peu de sens ont trouvé à redire que j'aye osé dans un poème qui n'est point un colifichet de roman, peindre dieu comme un être plein de bonté et indulgent aux sottises de l'espèce humaine. Ces faquins là feront tant qu'il leur plaira de dieu un tiran, je ne le regarderay pas moins comme un être aussi bon et aussi sage que ces messieurs sont sots et méchants.
Je me flatte que vous êtes pour le présent avec votre frère. Je ne croy pas que vous suiviez le commerce comme luy. Mais si vous le pouviez faire j'en serois fort aise car il vaut mieux être maître d'une boutique que dépendant dans une grande maison. Instruisez moy un peu de l'état de vos affaires et écrivez moy je vous en prie plus souvent que je ne vous écris. Je vis dans une retraitte dont je n'ay rien à vous mander aulieu que vous êtes dans Paris où vous voyez tous les jours des folies nouvelles qui peuvent encor réjouir votre pauvre amy assez malheureux pour n'en plus faire.
Je voudrois bien savoir où est mr Bernie[res] et ce que fait le chevalier anglois des Alleures. Mais surtout parlez moy de vous à qui je m'intéresseray toute ma vie avec toute la tendresse d'un homme qui n'a rien de mieux à faire au monde qu'à vous aimer.