1722-12-04, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Il faut que je vous fasse part de l'enchantement où je suis du voiage que j'ai fait à la Source chez milord Bolimbrok et chez madame de Villette.
J'ai trouvé dans cet illustre anglois, tout l’érudition de son pays, et toutte la politesse du nôtre. Je n'ai jamais entendu parler notre langue avec plus d’énergie et de justesse; cet homme qui a été toutte sa vie plongé dans les plaisirs et dans les afaires a trouvé pourtant le moyen de tout aprendre et de tout retenir. Il sçait l'histoire des anciens Egiptiens comme celle d'Angleterre, il possède Virgile comme Milton, il aime la poésie angloise, la françoise, et l'italienne mais il les aime différemment, parcequ'il discerne parfaittement leurs différens génies. Après le portrait que je vous fais de milord Bolinbrok il me siéra peutêtre mal de vous dire que madame de Villette et luy ont été infiniment satisfaits de mon poème; dans l'entouziasme de l'aprobation ils le metoient audessus de tous les ouvrages de poésie qui ont paru en France, mais je sai ce que je dois rabatre de ces louanges outrées. Je vais passer trois mois à en mériter une partie. Il me paroit qu’à force de corriger, l'ouvrage prend enfin une forme raisonable. Je vous le montrerai à mon retour, et nous l'examinerons à loisir. A l'heure qu'il est monsieur de Canillac le lit, et me juge. Je vous écris en attendant le jugement. Je serai demain à Ussé où je compte trouver une épître de vous. Je suis très malade, mais je me suis acoutumé aux maux du corps et à ceux de l’âme. Je commence à les soufrir avec patience et je trouve dans votre amitié, et dans ma philosophie des ressources contre bien des choses et adieu.