1723-01-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marguerite Madeleine Du Moutier, marquise de Bernières.

J'ai reçu au châtau d'Ussé votre dernière lettre qui s'étoit arrêtée quelque temps à la Source chez mylord Bolimbrok d'où on me l'a envoyée.
Le sincère intérest que vous daignez prendre à ma situation me touche au point que je nepeux vous l'exprimer. Je commence à voir bien clairement que je n'ay que vous de véritable amie. Vos lettres me font infiniment regretter de n'être point avec vous; mais vous voiez vous même combien cela m'étoit impossible. Il faloit absolument que j'allasse à Sully, qui m'éloignoit de soixante lieues de votre terre; la saison étoit avancée et vous me mandiez que vous ne deviez rester que jusqu'à noel. Vous n'êtes pas encor assez détachée de Paris pour avoir le courage de passer l'hiver à la campagne; si vous aviez été capable d'y rester par goust, je serois assûrément venu vous tenir compagnie. Mais Vous croiez bien que je n'aurois pas pu accepter que vous y restassiez pour moy, et que vous me sacrifiassiez votre hiver. A l'égard de l'homme en question je l'ai cherché et fait chercher inutilement. J'ai pris le parti de faire continuer à Paris son malheureux procez. La chute prochaine de son protecteur m'y a entièrement déterminé: voici bientôt le temps où vous reviendrez à Paris. Je ne sai si vous m'y reverrez sitost; le goust de l'étude et de la retraitte ne me laissent plus aucune envie d'y revenir. Je n'ai jamais vécu si heureux que depuis que je suis loing de tous les mauvais discours, des tracasseries et des noirceurs que j'ai essuiées. Il n'y a qu'une amie aussi solide et aussi estimable que vous qui pût m'y rapeler.