1752-11-22, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon très cher ange quoy que les vers ne soient pas actuellement de quartier, dans notre cour, vous m'avez fait relire Zulime.
Je me suis repris de goust pour cette avanturière, et j'ose croire que si vous la lisiez telle qu'elle est vous l'aimeriez bien davantage. Ou je vous l'enverrai mon cher et respectable ami, ou je vous l'aporterai en temps et lieu. Mais à présent ne demandez pas une rime. Je n'en peux plus, j'en ai par dessus la tête. Je n'ay point demandé de préface en forme au gascon de Foix, j'ay recommandé seulement un mot d'avis au libraire. J'ay exigé qu'on dît qu'on a pris le party d'imprimer la pièce sur mon manuscript pour prévenir les éditions furtives et informes telles que celle de Rome sauvée. Voilà en vérité tout ce qu'il convient de mettre à la tête d'une faible intrigue amoureuse qui n'est relevée que par le caractère de Lisois. Ce duc gascon a été très bien imprimé à Dresde chez mon libraire ordinaire. Je luy avais envoyé la pièce sur la parole que madame Denis m'avait donnée qu'on l'imprimait à Paris. Je ne sçais aucune nouvelle ny du duc de Foix ny de Rome ny du siècle de Louis 14.

J'ay vu les lettres de madame de Maintenon. C'est l'histoire de sa vie depuis l'âge de quinze ans jusqu'à sa mort. C'est un monument bien prétieux pour les gens qui aiment les petites choses dans les grands personnages. Heureusement ces lettres confirment tout ce que j'ay dit d'elle. Si elles m'avaient démenti mon siècle était perdu. Comment se peut il faire qu'un nommé la Baumelle, prédicateur à Copenhague, puis académicien, bouffon, joueur, fripon, et d'ailleurs ayant malheureusement de l'esprit ait été le possesseur de ce trésor? Il vient aussi d'écrire la vie de made de Maintenon. On disait il y a quelques années qu'on avait volé à m. de Cailus ces lettres et ces mémoires sur sa tante. N'en sauriez vous point des nouvelles?

Je vous ay mandé aussi qu'il paraissait des mémoires de mylord Bollingbroke. Ils sont traduits en français. On dit que dans cette traduction on me reproche de m'être trompé sur madame de Bolingbroke que j'ay mise dans le siècle au rang des nièces de me de Maintenon. Me serais-je trompé? ne l'était elle pas par son mari? ai-je rêvé ce que je luy ay entendu dire vingt fois? Je suis toujours prest à croire que j'ay tort, mais icy il me semble que j'ay raison. Rassuréz moy je vous en prie. Mon cher ange croyez moy je me mourais d'envie de venir vous embrasser cet hiver, mais en vérité il n'y a pas moyen de se mettre en chemin au milieu des glaces quand on est malade. Je ne suis pas deux heures de la journée sans soufrir. Je serais mort si je ne menais pas la vie la plus douce et la plus retirée, n'ayant que vingt marches à monter les soirs pour aller entendre à soupé le Salomon du nord quand il veut bien m'admettre à son festin des sept sages. Cette vie de châtau est bien dans mon goust, mais tout est empoisoné par les remords que j'ay de vous avoir quitté. Mes tendres respects à toutte la hiérarchie. Répondez je vous en prie à mes questions comme à ma tendre amitié.

V.

J'ay oublié de mander à ma nièce qu'elle m'écrive désormais à Berlin où nous allons dans quelques jours. Je vous suplie de L'en avertir.

V.