1752-11-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Emmanuel Roques de Maumont de La Rochefoucauld.

Monsieur,

Je suis pénétré de reconnaissance de touttes les bontez que vous m'avez témoignées d'une manière si prévenante sans me connaitre.
Il ne me reste qu'à les mériter. Je voudrais que la nouvelle édition du receuil de mes anciennes rêveries en prose et en vers et celle du siècle de Louis 14 que mon libraire doit vous envoyer de ma part pussent au moins étre regardées de vous comme un gage de ma sensibilité pour tous vos soins obligeants. Quant à monsieur de la Baumelle, je suis sûr que vous aurez la générosité de lui représenter le tort qu'il fait à ce pauvre Conrad Walther. C'est assurément le plus honnête homme de tous les libraires que j'ai rencontrez. Il s'est mis en frais pour la nouvelle édition du siècle de Louis 14, il n'y à épargné aucun soin; et voilà que pour fruit de ses peines, monsieur de la Baumelle fait imprimer sous main une édition subreptice à Francfort, ville impériale, malgré le privilège de l'Empereur dont Walther est en possession. Il est libraire du roi de Pologne, il est protégé, il est résolu à attaquer monsieur de la Baumelle par les formes juridiques. Cela va faire un événement qui certainement causerait beaucoup de chagrin à monsieur de la Baumelle, et qui serait fort triste pour la littérature.

Il doit avoir gagné par l'édition des lêttres de madame de Maintenon, dequoi pouvoir se passer du profit léger qu'il pourait tirer d'une édition furtive. D'ailleurs il doit considérer que toutte la librairie se réunira contre lui, les gens de lêttres se plaignent d'ordinaire que les libraires contrefont leurs ouvrages, et ici c'est un homme de lettres, qui contrefait l'édition d'un libraire. C'est un étranger qui dans l'empire attaque un privilège de l'empereur. Que monsieur de la Baumelle en pèse toutes les conséquences. Les remarques critiques qu'il joint à son édition ne sont pas une excuse envers mon libraire, et sont envers moi un procédé dont j'aurais sujet de me plaindre. Je ne connais monsieur de la Baumelle que par les services que j'ai tâchez de lui rendre. Il m'écrivit il y à un an du palais de Copenhague pour m'intéresser à des éditions des autheurs classiques français qu'on devait faire, disait-il, en Dannemarck, et dont le Roi de Dannemarck le chargeait à l'imitation des éditions qu'on à nommées en France les dauphins. Je crus monsieur de la Baumelle: et mon zèle pour l'honneur de ma patrie me fit travailler en conséquence.

Quelque tems après je fus étonné de le voir arriver à Potsdam. Il était renvoié de Copenhague où il avait d'abord prêché en qualité de proposant, et où il était je crois de l'académie. Il voulati s'attacher au roi de Prusse et il me présenta pour cet éffet un livre dans lequel il me traittait assez mal, moi et plusieurs des chambelans. Il y avait baucoup de choses dont le roi de Dannemarck et plusieurs autres puissances devaient s'offenser. Ce livre imprimé à Copenhague intitulé mes pensées, n'était pas encor trop public. Il promit de le corriger, et je crois en éffet qu'il en à fait une édition corrigée à Berlin. Il sait que quoi que j'eusse beaucoup à me plaindre d'une pareille conduitte je l'avertis cependant de plusieurs petites inadvertences dans les quelles il était tombé sur ce qui regarde l'historique, par exemple sur la constitution d'Angleterre, sur monsieur Paris du Vernay, et sur d'autres erreurs qui peuvent échaper à tout écrivain.

Lors qu'il fut mis en prison à Berlin, tout le monde sait que je m'intéressai pour lui, et que je parlai même vivement à milord Tirconnel qui avait disait on contribué à sa prison et à le faire renvoier de la ville. Milord Tirconnel à qui il écrivit pour se plaindre à lui de lui même, lui répondit il est vrai que je vous ai fait conseiller de partir, me doutant bien que vous vous feriez bientôt renvoyer. Je priai Milord Tirconnel de ne pas montrer cette lêttre qui ferait trop de tort à un jeune homme qui avait besoin de protection, et il n'y à rien que je n'aie fait pour lui dans cette occasion. De retour de Spandau à Berlin, il me dit qu'il était rapellé à Copenhague avec une grosse pention. Mais il partit quelques jours après pour Leibzik. On prétend qu'il y fit imprimer une brochure, intitulée je crois Les amours de Berlin, et les dégoûts des plaisirs, les lêttres initiales de son nom par monsieur de la b… sont à la tête de ce libelle; je suis très éloginé de l'en croire l'autheur, et j'ai soutenu publiquement que ce n'était pas lui. De Leipsik il s'arrêta à Gotha. On a écrit de ce pais là des choses sur son compte qui lui feraient plus de tort si elles étaient vraies, que le libelle même qu'on lui à imputé. On m'a écrit de Leipsik, de Copenhague, de Gotha des particularitez qui ne lui feraient pas moins de préjudice si je les rendais publiques.

Comment peut il donc monsieur dans de pareilles circonstances, non seulement contrefaire l'édition de mon libraire, mais charger cette édition de notes contre moi qui ne l'ai jamais offensé, qui même lui ai rendu service? S'il est plus instruit que moi du règne de Louis 14 ne devait il pas me communiquer ses lumières comme je lui communiquai sur son livre intitulé mes pensées des observations dont il à fait usage? Pourquoi d'ailleurs faire réimprimer la première édition du siècle de Louis 14, quand il sait que mon libraire Walther en donne une nouvelle beaucoup plus exacte, et d'un tiers plus ample. Quoique j'aie passé trente années à m'instruire des faits principaux qui regardent ce règne, quoi qu'on m'ait envoié en dernier lieu les mémoires les plus instructifs cependant je pense encor avoir fait comme dit Baile, bien des péchez de commission, et d'omission. Tout homme de lêttres qui s'intéresse à la vérité et à l'honneur de ce beau siècle, doit m'honorer de ses lumières. Mais quand on écrira contre moi en faisant imprimer mon propre ouvrage pour ruiner mon libraire, un tel procédé aura t'il des aprobateurs? Une ancienne édition contrefaite aura t'elle quelque crédit parmi les honnêtes gens, et l'autheur ne se ferme t'il pas par ce procédé touttes les portes qui peuvent le mener à son avancement? J'ose vous prier monsieur de lui montrer cette lêttre, si vous êtes à portée de le faire, et de rappeler dans son coeur les sentiments de probité que doit avoir un jeune homme qui à fait la fonction de prédicateur. Je me persuade qu'il fera celle d'honnête homme. S'il à fait quelque frais pour cette édition, il peut m'en envoier le comte, je le communiquerai à mon libraire, et le mieux serait assurément de terminer cette affaire d'une manière qui ne causât du chagrin ni à ce jeune homme ni à moi.

J'ai l'honneur d'être monsieur avec l'attachement sincère que vos procédez obligeants m'inspirent

votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire

Je vous suis très obligé du plaisir que vous voulez bien me procurer par votre feuille. N'esce pas Varenstrap qui L'imprime?