A Berlin, 18 décembre [1752]
Mon cher et respectable ami, je ne peux pas à présent plus changer de climat que changer mes vers: un érésipèle rentré m'enterrerait sur les bords de l'Elbe ou du Véser, et il serait fort ridicule d'aller mourir dans un mauvais cabaret de la Vestphalie.
Votre charmante lettre du 7 décembre, votre tendre amitié me feront vivre jusqu'au printemps. Vous me faites plus de bien que les médecins ne pourraient me faire de mal; vos lettres me ressucitent; mais on dit que mademoiselle Gaussin tue le duc de Foix. Cette Gaussin est actuellement un médecin d'eau douce.
Ce que vous dites de la Motte me fait trembler: quoi! on l'a cru heureux étant aveugle et impotent; et parce qu'on a été assez sot pour le croire heureux, on est assez cruel pour persécuter sa mémoire! Comment serais je donc traité, moi qui ai les apparences du bonheur, qui ai l'air d'appartenir à deux rois à la fois, mois qui suis plus riche que la Motte, et qui ai été plus amoureux du roi de Prusse que la Motte ne croyait l'être de madame la duchesse du Maine? Je m'en vais prier m. Berrier de permettre qu'on affiche à Paris: Voltaire avertit tous les gens de lettres qu'il n'est point heureux.
Si vous avez lu cet article de la Motte, lisez donc celui de Rousseau, et vous y verrez la réponse à la réflexion que vous faites que les heureux sont haïs. Mon cher ange, je n'ai dit sur la Motte, et sur Rousseau, et sur Fontenelle, que ce que je crois la pure vérité. Je les ai traités comme Louis XIV. J'aurais ajouté quelques couleurs rembrunies au portrait de madame de Maintenon, si j'avais vu plus tôt ses lettres. Elle est tout ce que vous dites, et toutes les dévotes de cour sont comme elle. De l'ignorance, de la faiblesse, de la fausseté, de l'ambition, du manège, des messes, des sermons, des galanteries, des cabales; voilà ce qui compose une Esther; mais l'Esther-Maintenon écrit bien, et j'aime à la voir s'ennuyer d'être reine. Je lui préfère Ninon, sans doute; mais madame de Maintenon vaut son prix. Je m'étais toujours douté que ce la Beaumelle avait volé ces lettres. Il est donc avéré qu'il a fait ce vol chez Racine. Ce la Beaumelle est le plus hardi coquin que j'aie encore vu. Il m'écrivit de Copenhague, de la part du roi de Danemarck, pour une prétendue édition, ad usum delphini Danemarki, des auteurs classiques français. Il datait sa lettre du palais du roi. Je le pris pour un grave personnage, d'autant plus qu'il avait prêché; mais, quinze jours après, mon prédicateur arriva avec un plumet à Potsdam. Il me dit qu'il venait voir Frédéric et moi. Cette cordialité pour le roi me parut forte. Il me donna un petit livre intitulé Mes pensées ou Le qu'en dira-t-on, dans lequel il me traitait comme un heureux, c'est-à-dire fort mal; et il voulait que je le présentasse au roi, lui et son livre. De là mon prédicateur alla au b ….., fut mis en prison, et se retira enfin dans Francfort, où il fit réimprimer ses pensées. Il faut qu'il croie tous les rois fort heureux; car, dans ce petit livret, il les nomme tous avec des épithètes qui ne méritent rien moins que la corde. On le décréta à Francfort de prise de corps, lui et ses pensées; il se sauva avec quelques exemplaires qu'il a portés à Paris. Il est vrai qu'il a pris la précaution d'appeler dans son livre m. de Machault Pollion; et m. Berrier, Messala. Je ne sais si Pollion et Messala feront sa fortune; mais le vol des lettres de madame de Maintenon pourrait bien le faire mettre au carcan. C'est un rare homme; il parle comme un sot, mais il écrit quelquefois ferme et serré; et ce qu'il pille, il l'appelle ses pensées. Dieu merci, ce vaurien est de Genève et calviniste; je serais bien fâché qu'il fût français et catholique; c'est bien assez que Fréron soit l'un et l'autre.
Je vous dirai hardiment, mon cher ange, que je ne suis pas étonné du succès du Siècle de Louis XIV. Les hommes sont nés curieux. Ce livre intéresse leur curiosité à chaque page. Il n'y a pas grand mérite à faire un tel ouvrage, mais il y a du bonheur à choisir un tel sujet. C'était mon devoir en qualité d'historiographe, et vous savez que je n'ai jamais plus fait ma charge que depuis que je ne l'ai plus. Il est plaisant qu'on m'ait ôté cette place, comme si une clef d'or du roi de Prusse empêchait ma plume d'être consacrée au roi mon maître. Je suis toujours son gentilhomme ordinaire, pourquoi m'ôter la place d'historiographe? C'est une contradiction. Tout historien de son pays doit écrire hors de son pays; ce qu'il dit en a plus de vérité et plus de poids. Adieu, mes chers anges; comptez que je pleure quelquefois d'être loin de vous.