1753-04-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jacques Emmanuel Roques de Maumont de La Rochefoucauld.

Monsieur,

Je comptais en passant par Francfort vous présenter moi même le supplément au Siècle de Louis XIV que je vous ai dédié.
C'est un procès bien violent, vous en êtes le juge par votre esprit & par votre probité; & vous êtes devenu un témoin nécessaire. Vous ne pouvez être informé pleinement du malheur que le passage de la Beaumelle à Berlin a causé. Vous en jugerez en partie, par ma dernière lettre au roi de Prusse, dont je vous envoie copie pour vous seul.

Vous savez que je vous ai toujours mandé que j'étais trop instruit des cruels procédés de mons. de Maupertuis envers moi. Je savais que madame la comtesse de Bentinck avait obligé deux fois la Beaumelle de jeter dans le feu cet indigne ouvrage, où tant de souverains, & sa majesté prussienne sont encore plus outragés que moi. Je savais que la Beaumelle au sortir de chez Maupertuis avait deux fois recommencé. Mais je ne puis citer le témoignage de madame la comtesse de Bentinck ni celui des autres personnes qui ont été témoins de la cruauté artificieuse avec laquelle Maupertuis m'a poursuivi près de deux années entières. Je ne peux citer que des témoignages par écrit, & je n'ai que la lettre de la Beaumelle.

Vous n'ignorez pas avec quel nouvel artifice Maupertuis a voulu en dernier lieu déguiser & obscurcir l'affaire, en exigeant de la Beaumelle un désaveu. Mais ce désaveu ne porte que sur des choses étrangères à son procédé.

Je n'ai jamais accusé Maupertuis d'avoir fait les quatre lettres scandaleuses dont la Beaumelle a chargé la coupable édition du siècle de Louis XIV. Je me suis plaint seulement de ce qu'il m'a voulu perdre, & de ce qu'il a réussi. Je ne me suis défendu qu'en disant la vérité; c'est une arme qui triomphe de tout à la longue. C'est au nom de cette vérité toujours respectable & souvent persécutée, que je vous écris. Je suis très malade, & j'espérerai jusqu'au dernier moment que le roi de Prusse ouvrira enfin les yeux. Je mourrai avec cette consolation, qui sera probablement la seule que j'aurai.

Je suis &c.

Votre &c.

Voltaire