Au château de Potsdam, 28 Octob. 1752
Monsieur,
Si ceux qui font des critiques avaient votre politesse, votre érudition & votre candeur, il n'y aurait jamais de guerres dans la république des lettres.
La vérité y gagnerait, & le public respecterait plus les sciences. Je vous remercie très sincèrement, monsieur, des remarques que vous avez bien voulu m'envoyer sur le Siècle de Louis XIV. Je pourrais bien m'être trompé sur le premier article touchant Falc Constance dont vous me faites l'honneur de me parler. Je n'ai ici aucun livre que je puisse consulter sur cette matière, je n'ai que mes propres mémoires que j'avais apportés de France, & qui m'ont servi de matériaux. Les autorités n'y sont point citées en marge. Je n'avais pas cru en avoir besoin, pour un ouvrage qui n'est point une histoire détaillée, & que je ne regardais que comme un tableau général des mœurs des hommes, & de la révolution de l'esprit humain sous Louis XIV.
Je me souviens bien que je n'ai pas toujours suivi l'abbé de Choisi dans sa Relation de Siam; c'est un de mes parents nommé Beauregard, qui avait défendu la citadelle de Bankok sous mons. de Fargue, autant qu'il m'en souvient, de qui je tiens l'aventure de la veuve de Constance.
Quant au roi Jacques & à la reine sa femme, ils arrivèrent à St. Germain à trois ou quatre jours l'un de l'autre. Ce ne sont point de pareilles dates dont je me suis embarrassé. Je n'ai songé qu'à exposer les malheurs du roi Jacques, la manière dont il se les était attirés, & la magnificence de Louis XIV. Mon objet était de peindre en grand les principaux personnages de ce siècle, & de laisser tout le reste aux annalistes. Quand je suis entré dans des détails comme aux chapitres des Anecdotes & du gouvernement intérieur, je l'ai fait sur mes propres lumières, & sur les témoignages des plus anciens courtisans.
Feu monsieur le cardinal de Fleuri me montra l'endroit où Louis XIV avait épousé madame de Maintenon. Il m'assura positivement que l'abbé de Choisi s'était trompé, que ce n'était pas le chevalier de Forbin, mais Bontems & Monchevreuil qui avaient assisté comme témoins. En effet il était naturel que Louis XIV employât dans cette occasion ses domestiques les plus affidés, & le chevalier de Forbin, chef d'escadre, n'était point domestique de ce monarque.
Pour l'article de Descartes, permettez moi, je vous prie, ce que j'en ai dit. Je n'ai pensé qu'à faire rentrer en eux mêmes ceux dont le zèle imprudent traite trop souvent d'athées des philosophes qui ne sont pas de leur avis.
Si l'article de feu mons. de Beausobre vous intéresse, vous le trouverez monsieur dans une nouvelle édition, qui va paraître ces jours-ci à Leipzig & à Dresde, & que je ne manquerai pas d'avoir l'honneur de vous envoyer. Vous y trouverez deux fragments bien curieux copiés sur l'original de la main de Louis XIV même.
On s'est trop pressé en France & ailleurs d'inonder le public d'éditions de cet ouvrage. Celle qu'on fait actuellement à Dresde est plus ample d'un tiers. Vous y verrez des articles bien singuliers, & surtout le mariage de l'évêque de Meaux.
Les offres obligeantes que vous me faites, monsieur, m'autorisent à vous prier de vouloir bien interposer vos bons offices pour arrêter l'édition furtive qui se fait à Francfort sur le Mein. Elle ferait beaucoup de tort à mon libraire Conrad Walther de Dresde, qui a le privilège de l'empereur. C'est un très honnête homme. Je ne manquerai pas de l'avertir de l'obligation qu'il vous aura.
Je suis affligé que mons. de la Baumelle qui m'a paru avoir beaucoup d'esprit & de talent, ne veuille s'en servir à Francfort que pour faire de la peine à mon libraire & à moi, qui ne l'avons jamais offensé. Je l'avais connu par des lettres qu'il m'avait écrites de Dannemarc, & je n'avais cherché qu'à l'obliger. Il m'avait mandé que le roi de Dannemarc s'intéressait à un ouvrage qu'il projetait. Mais étant obligé de quitter le Dannemarc, il vint à Berlin, & il y montra quelques exemplaires d'un ouvrage, où quelques chambellans de sa majesté n'étaient pas trop bien traités. Je me plaignis à lui sans amertume, & j'aurais voulu lui rendre service. Il alla à Leipzig, de là à Gotha; il est à présent à Francfort. Il n'y fera pas une grande fortune en se bornant à écrire contre moi. Il devrait tourner ses talents d'un côté plus utile & plus honorable. Il avait commencé par prêcher à Copenhague. Il a de l'éloquence, & je ne doute pas que les conseils d'un homme comme vous ne le ramènent dans le bon chemin. Je suis avec tous les sentiments que je vous dois,
monsieur,
Votre très humble &c.
Voltaire