1752-12-06, de Laurent Angliviel de La Beaumelle à Jacques Emmanuel Roques de Maumont de La Rochefoucauld.

Mon cher ami, à tout péché miséricorde: je suis dans un cas favorable, écoutez moi, jugez moi & pardonnez moi….
Vous trouverez ici ma justification; vous pouvez l'envoyer, ou en envoyer copie à Voltaire. Je ne vous dis que le gros des faits, il y a mille petites noirceurs que je vous tais. Je vous prie de m'instruire de ce que c'est que ce libelle. Quel tour affreux de mettre mon nom à des infamies. Ce sera Voltaire ou quelque laquais! Je gage vingt contre un, qu'il aura soutenu que j'en suis l'auteur.

Je ne suis point surpris de la réponse de Voltaire, mais je le suis que vous ayez donné dans le piège. Permettez moi de vous désabuser. Il est faux qu'il ait tâché de me rendre service, & de notoriété publique qu'il m'a persécuté à Berlin. A Copenhague avais je besoin de lui? Quel ami y avait il? Que pouvait il faire pour moi? Qu'a-t-il fait? Je l'intéressai aux classiques français; point du tout, je le consultai seulement, & depuis il a dit chez milord Tirconnel, que je lui avais fait dans ma lettre des compliments de la part du roi de Dannemarc. Il travailla, dit il, à cette édition; ses lettres prouvent qu'il avait envie d'y travailler, & les miennes qu'on ne se soucia pas du plan qu'il proposait. Je ne lui présentai point mes pensées: au contraire, je les lui cachai avec soin; mais il m'écrivit qu'il en avait ouï parler, parler en bien, & qu'il me priait de les lui envoyer; je les lui envoyai. Qu'il relise la lettre que je lui écrivis alors; il y verra, si je l'y croyais maltraité, & si j'avais envie de m'attacher au roi de Prusse. Dans le mois de décembre la cour vint de Potsdam à Berlin; je fus voir mons. de Voltaire, il me reçut durement; il sembla s'adoucir, & me parla de mon livre; il m'en fit une critique qui m'enchanta, & dont je profitai: je l'en remerciai. Il me donna des conseils sur ma manière libre & hardie, je les reçus avec docilité. Ensuite il en vint à l'article qui le concernait; c'est la page 70 de la Ie édition; il me dit qu'il n'avait pas cru que je traiterais ainsi un homme qui avait pour moi d'aussi bons sentiments que ceux qu'il m'avait témoignés; je lui répondis que je ne savais pas que je l'eusse offensé; il me répliqua, que je croyais sans doute qu'il était un de ces beaux esprits qui n'ont point de fortune; je répartis que ce n'était point par là qu'il était respectable; il prétendit que je le traitais de bouffon & de nain; je lui répondis qu'il ne savait donc pas lire: après bien des altercations, il m'assura qu'il n'était point malintentionné; mais que d'Argens, Algarotti & Maupertuis ne me pardonneraient pas si facilement. Il avait déjà écrit à la comtesse de Bentinck, que ces messieurs avaient irrité le roi contre moi, & que lui seul m'avait défendu. Là dessus j'écris au marquis d'Argens, & je lui explique cette page 70. Il communique ma lettre à Algarotti, qui accourt chez moi pour m'assurer qu'il n'est point fâché, qu'il n'a aucun lieu de l'être, & qu'il ne me doit que des remerciements. Maupertuis vient chez moi, ne me trouve pas; je vais chez lui, il me dit qu'un jour au souper des petits appartements, mons. de Voltaire avait parlé d'une manière violente contre moi, qu'il avait dit au roi, que je parlais peu respectueusement de lui dans mon livre, que je traitais sa cour philosophe de nains & de bouffons & que je le comparais aux petits princes allemands, & mille faussetés de cette force. Après le souper, Algarotti descend chez Voltaire, lit le passage, le copie sur ses tablettes, est fort surpris de voir qu'on lui en a imposé, & qu'on a menti au roi, & l'apporte à minuit chez mons. de Maupertuis, qui me conseilla d'envoyer mon livre au roi en droiture, avec une lettre qu'il vit & corrigea lui même. Depuis nous nous brouillâmes & nous nous raccommodâmes deux fois. Tout Berlin sait que dans ce désagrément que j'eus à Berlin de passer une nuit aux arrêts, monsieur de Voltaire me nuisit beaucoup, & que je n'ai obligation qu'à mons. de Maupertuis, mons. de Podevils, & à ma fermeté de la satisfaction éclatante que sa majesté me donna. Mons. de Voltaire se trompe, s'il croit que je fais l'édition de son siècle. J'ai seulement donné au libraire des remarques sur son siècle. Si le libraire n'a pas droit d'imprimer ce livre, tant pis pour lui; je n'entre point là dedans; l'édition ne se fait point à mes frais; je ne crains point Walther de Dresde. Il ne me convenait point d'adresser à l'auteur mes remarques; j'avais mes raisons pour les donner au public. Il est vrai qu'ayant fait imprimer les six premières feuilles à mes dépens, je les brûlai, pour en faire le sacrifice à la comtesse de Bentinck. Mais ayant appris à Francfort que mons. de Voltaire avait écrit contre moi à Paris, je repris cet ouvrage, & je crus que j'étais le maître.

Peut-être aurais je pu me résoudre à finir autrement cette affaire; mais le ton de la lettre qu'il vous a écrit m'en ôte l'envie: & s'il s'avise de me persécuter encore, je serai obligé pour me justifier de faire imprimer l'histoire du Juif, qui, je crois ne lui fera point honneur. Si cet homme veut que nous vivions bien ensemble, qu'il ne parle jamais de moi, je ne parlerai jamais de lui, c'est tout ce que je puis faire pour son service. S'il continue à m'outrager, s'il ne met fin à ses impostures, je lui tiendrai la parole que je lui ai donnée la dernière fois que je l'ai vu, de le poursuivre jusqu'aux enfers. Je serai toute ma vie à vous.

La Beaumelle