Paris, 22 février 1753
Monsieur,
Il est bien affligeant pour moi d'avoir à me justifier auprès de vous, tandis que je travaille avec tant de zèle à vous justifier auprès de ceux que les cris éternels des lâches partisans de Voltaire peuvent abuser.
Je me flattais de recevoir par votre première lettre ces éclaircissements que je vous avais demandés pour votre gloire et pour la satisfaction du public. Je vois bien qu'il faut y renoncer, et que, malgré toutes les assurances que je pourrai vous donner, il restera toujours dans votre esprit non quelque doute, vous êtes trop équitable, mais quelqu'impression qui vous éloignera de cette marque d'estime et de confiance. Voltaire ayant appris que je faisais imprimer à Francfort, écrivit à m. Roques, ministre de Hesse-Hombourg, fils de ce monsieur Roques que vous avez connu à Bâle, et mon ami, que j'étais le plus noir et le plus ingrat de tous les hommes, qu'il m'avait rendu de grands services, donné des conseils utiles, qu'il trouverait de l'appui contre moi dans les puissances. Cette lettre était si forte que mon ami m'écrivit qu'il me croyait à demi coupable, et offrit de lui même vingt-six ducats au libraire pour retirer les trois premières lettres. Pour désabuser m. Roques et pour répondre au reproche d'ingratitude, je fis le récit de ce qui s'était passé entre Voltaire et moi. Je m'étendis un peu sur l'article des bouffons et des nains. Mon narré fut entièrement conforme au vôtre, à la visite du comte Algarotti qui vint chez moi le 14 décembre 1751 comme mon journal en fait foi, me faire des remerciements et m'assurer qu'il n'avait pas été un instant offensé. Si le fragment de ma lettre que Voltaire publie, contient quelque chose de contraire à la vérité, de contraire au respect que j'ai toujours eu pour vous, monsieur, je le désavoue et je l'impute à Voltaire, m. Roques n'étant pas capable de falsification. Vous pouvez comparer le fragment avec l'original que mon ami ne fera pas difficulté de vous envoyer, et à qui je l'avais envoyé moi même avec prière qu'il le fît imprimer après en avoir retouché le style, supposé que Voltaire fît imprimer quelque chose contre moi comme il m'en menaçait. Son adresse est à m. Roques, conseiller ecclésiastique du prince de Hesse-Hombourg.
On écrit de Berlin que Voltaire prépare une pièce fulminante contre moi. Je le gagnerai probablement de vitesse. Je vous enverrai au premier jour ce que je prépare contre lui. L'article des bouffons et des nains y entrera. Il n'a pu réussir à empêcher l'entrée du Siècle de Louis XIV, avec des remarques, quelques diligences qu'il ait fait faire. Je ne concevrais pas ce qui peut avoir donné lieu à ce bruit absurde que les lettres sont de vous si je ne savais qu'il est capable de tout. Il aura cru qu'il valait mieux pour son honneur, avoir à se plaindre d'un grand homme comme vous que d'un petit mortel comme moi, et d'après cette idée il aura fait répondre par cet ami que vous êtes l'auteur de cet ouvrage. Ce bruit me fait beaucoup d'honneur; mais comme il ne m'en fait que chez le peuple à quiproquos dont je ne brigue pas le suffrage, je vais dire à ce peuple dans la bibliothèque raisonnée, dans le journal des savants et dans la gazette de Hollande que les lettres et les remarques sont également de moi. Je ne saurais vous exprimer, monsieur, combien je suis outré qu'on se soit servi de mon nom pour vous faire de nouvelles tracasseries. J'ai toujours eu une vénération infinie pour votre personne. J'ai même fait revenir sur votre chapitre m. d'Arnim qu'on avait étrangement prévenu contre vous: en toute occasion j'ai fait éclater les sentiments dont je suis rempli pour vous. Cependant vous me marquez que depuis l'affaire de Coquius, où vous me rendîtes un si grand service, je me livrai à vos ennemis. Certainement, monsieur, depuis ce temps là vous n'avez pas eu de plus zélé serviteur. Il est vrai que je ne cessai pas de voir madame de Bentinck. Mais cette liaison me procura le plaisir de la désabuser de bien des choses, de la contredire formellement en d'autres, et de publier de toutes manières ma reconnaissance. Voilà ma conduite, voilà mes sentiments. Ils sont invariables. Vivez, monsieur, vivez et vous le verrez. J'ai l'honneur d'être….
La Beaumelle
A l'hôtel de Renne, rue St-André des-Arts