à Paris, le 14 avril 1732
Je n'ai reçu que fort tard, monsieur, la lettre dont vous m'avez honoré.
Je suis très sensible à la bonté obligeante que vous avez de me communiquer vos lumières sur l'histoire de Charles douze. Je ne manquerai pas dans la première édition de profiter de vos remarques. En attendant j'ai l'honneur de vous envoyer par le carrosse un exemplaire d'une édition nouvelle dans laquelle vous ne laisserez pas de trouver quelques erreurs corrigées. Vous y verrez encore beaucoup de fautes d'impression, mais je ne réponds pas de celles là, et je ne songe qu'aux miennes. L'ouvrage a été imprimé en France, avec tant de précipitation et de secret, qu'on n'a pas pu avoir de correcteur d'imprimerie. Au reste, monsieur, puisque vous vous êtes occupé aussi à écrire l'histoire, vous n'ignorez pas l'embarras où l'on est bien souvent de choisir entre des relations absolument contraires.
Trois officiers généraux qui étaient à Pultava, m'ont fait trois récits différents de cette bataille. M. de Fierville et m. de Villelongue se sont contredits formellement sur les intrigues de la Porte. Ma plus grande peine n'a pas été de trouver des mémoires, mais de démêler les bons. Il y a encore un autre inconvénient inséparable de toute histoire contemporaine. Vous sentez bien qu'il n'y a point de capitaine d'infanterie qui pour peu qu'il ait servi dans les armées de Charles douze, et qu'il ait perdu sa valise dans une marche, ne croie que j'ai dû parler de lui. Si les subalternes se plaignent de mon silence, les généraux et les ministres accusent ma sincérité. Quiconque écrit l'histoire de son temps doit s'attendre qu'on lui reprochera tout ce qu'il a dit et tout ce qu'il n'a pas dit; mais ces petits dégoûts ne doivent point décourager un homme qui aime la vérité et la liberté, qui n'attend rien, ne craint rien, et ne demande rien; et qui borne son ambition à cultiver les lettres. Je suis très flatté, monsieur, que ce genre de vie que j'ai embrassé m'ait attiré de vous une lettre si polie, et si instructive. Je vous en remercie véritablement. Je vous prie de me continuer l'honneur de vos bonnes grâces. Je suis parfaitement &c.
Voltaire