1754-01-28, de Laurent Angliviel de La Beaumelle à Pierre Louis Moreau de Maupertuis.

Monsieur,

Je suis infiniment sensible aux témoignages d'amitié que vous me donnez.
Ils me sont si précieux que je ne puis qu'être fâché de ce que vous ne m'avez pas aimé plus tôt. M. de la Condamine m'a dit quelques endroits de votre dernière lettre: je suis affligé de l'idée seule que le Voltaire prenne tant sur votre tranquillité. Il s'agit de l'abattre et non de se rappeler ses premières iniquités: ma réponse me vengera et j'espère qu'elle sera imprimée à Paris. Il est vrai qu'il faudra sacrifier bien des pages travaillées, je leur en substituerai d'autres, peut-être moins bonnes, mais plus directes. M. de Malesherbes me laisse toute liberté contre Voltaire; mais je voudrais bien qu'en reconnaissant mes droits, il n'exigeât pas la suppression de quantité d'endroits où je m'attachais à mettre dans tout leur jour ses absurdités, et à le faire crever de dépit en le mettant vis à vis d'un homme de son siècle qui vaut mieux que lui. Si j'étais libre, si la foudre ne fumait pas encore, je l'aurais attaqué personnellement; mais le son des clefs et des verroux est toujours à mes oreilles. Et nos équitables trouveraient fort mauvais que je le traitasse comme il m'a traité. Ce serait la matière d'un autre ouvrage que j'entreprendrais volontiers si je pouvais trouver un abri contre les orages. Rien n'est impossible après ce que j'ai éprouvé: rien n'est impossible après ce que j'apprends. Serait il donc vrai que madame de Bareyth qui est si dépendante du roi, qui lui est si chère, prît Voltaire à son service? on ne m'en dit rien de Berlin. Et je suis bien trompé, ou c'est un bruit que la comtesse de Bentinck fait courir. Madame de Bareyth ne peut se charger de Voltaire que le roi n'y consente, et si le roy y consent il veut donc le rappeler. Et s'il vous le rappelle, il ne se souvient donc plus de tout ce qui s'est passé, et s'il ne s'en souvient plus, que dira l'Europe? Il est vrai que le marquis d'Argens n'est nullement propre à remplir le vide que sa majesté doit trouver autour de lui. Mais de l'ennui à la réconciliation il y a bien loin. D'Argens a écrit en confidence au pauvre Morand, que le roi est depuis les sottises de Voltaire si dégoûté de vers, de prose, de littérature et de nouvelles de Paris, qu'il ne veut plus de correspondant ni d'agent littéraire. Ce qui n'empêche pas que Morand n'ait demandé le reste de sa pension et qu'on ne lui en refuse le payement. Dargez doit avoir perdu les Français dans l'esprit du roi. Etre conseiller privé et secrétaire des commandements, et se faire commis de l'école militaire, voilà un outrage auquel il ne devait pas s'attendre, on n'en revient pas à Berlin à ce qu'on m'écrit. Voltaire va faire valoir toutes les sottises que les autres ont faites, et toutes celles qu'il n'a pas faites; votre crainte sur le commencement d'une guerre avec lui prouve bien plus votre modestie que sa supériorité. Il n'y a qu'un esprit juste qui puisse avoir un style qui rende un ouvrage immortel. Rem verba sequunbur: c'est ce que Horace a dit de plus vrai et il n'a rien de mieux écrit que ces mots. Si j'en ai le temps, je ferai une petite satire sous le nom du juif Abraham. Elle roulera uniquement sur les ouvrages de Voltaire. Dans les quinze volumes de ses œuvres, je trouverai bien une centaine d'impertinences qui fourniront matière à un badinage léger. Il se moque du sérieux, il lui faut du ridicule, il en aura. Je suis avec un profond respect…

La Beaumelle