14 avril 1754
Monsieur,
Je reçus hier des mains de m. Gallois 480 livres en votre nom, je crus que c'était une méprise.
Il me lut l'article de votre lettre qui lui donnait l'ordre, et je vis que c'était bien moi à qui cette somme s'adressait. Je la reçus en lui en donnant ma reconnaissance: comme vous ne m'avez pas écrit, monsieur, quel est l'usage que vous voulez que j'en fasse, je voulais la remettre à m. de la Condamine qui m'a dit de la garder jusqu'à ce que je susse vos intentions et à quel emploi vous la destinez. Je vous prie de m'en informer et d'être assuré que si c'est pour quelque commission, je m'en acquitterai avec tout le zèle possible. M. de Malesherbes m'a renvoyé ma réponseà Voltaire et a exigé des changements. Je les ai faits sur-le-champ, et m. de la Condamine m'a paru juger que vous n'y aviez rien perdu et Voltaire rien gagné. Ce que j'ai retranché me plaisait et ne me plaît plus. C'étaient comme des épisodes, de sorte que si m. de Malesherbes n'exige pas encore des changements, Voltaire aura d'un bout à l'autre l'épée dans les reins. Dès que le censeur aura vu mon ouvrage, j'en ferai tirer trois copies que j'enverrai à la Haye, à Francfort et à Londres, de sorte que dans la même quinzaine, m. de Voltaire divertira toute l'Europe. J'avais formé à la Bastille le projet de me venger doublement de ses insultes et en y répondant et en faisant un meilleur Siècle que le sien. M. de la Condamine m'a découragé. J'abandonne avec regret cette idée. Je n'aurais pas fait un ouvrage aussi joli que le sien: mais sûrement j'en aurais fait un plus utile. J'aurais considéré les choses en grand: et il ne les a vues qu'en petit: j'aurais essayé un tableau de l'univers et il n'a fait qu'une histoire abrégée. J'aurais peint toute l'Europe, et à peine a-t-il peint la France. En un mot j'aurais tâché de remplir son titre, et j'aurais gardé le plus profond silence sur son ouvrage. M. de la Condamine qui l'estime, et l'abbé Trublet qui l'admire, sont persuadés que je l'estime et que je l'admire aussi, et ne peuvent croire que, rempli plus qu'eux de la grandeur des Romains de Montesquieu et de Tacite que je traduisis à la Bastille pour me préparer à lutter contre Voltaire, ces deux auteurs me fassent regarder le Siècle de Louis XIV comme un ouvrage manqué. Et voilà comme on est ralenti par l'amitié prévenue, dans la carrière de la gloire. Depuis six semaines je suis séparé du reste des humains: je ne vous dirai point, monsieur, de nouvelles de Paris. M. de la Condamine me flatte que nous aurons le bonheur de vous y voir. Je le souhaite ardemment et le souhaiterais avec bien plus de vivacité, si l'on ne disait que vous y avez une répugnance extrême. Je suis avec tous les sentiments de vénération….
La Beaumelle