28e xbre 1768, à Genêve
Premièrement, mon cher confrère, je vous ai envoié un siècle, et je suis étonné et confondu que vous ne l'aiez pas reçü.
En second lieu, vos vers sont très jolis.
Troisièmement vôtre équation est de fausse position. Ce n'est point moi qui ai traduit L'a b c, Dieu m'en garde; je sais trop qu'il y a des monstres qu'on ne peut aprivoiser. Ceux qui ont trempé leurs mains dans le sang du chevalier de La Barre sont des gens avec qui je ne voudrais me commettre qu'en cas que j'eusse dix mille serviteurs de Dieu avec moi, aiant l'épée sur la cuisse, et combattant les combats du Seigneur.
Il y a présentement cinq cent mille israëlites en France qui détestent l'idole de Baal; mais il n'y en a pas un qui voulût perdre l'ongle du petit doigt pour la bonne cause; ils disent, Dieu bénisse le prophête, et si on le lapidait comme Ezéchiel, ou si on le sciait en deux comme Jérémie, ils le laisseraient scier et lapider, et iraient souper guaiement. Tout ce que peuvent faire les adeptes c'est de s'aider un peu les uns les autres de peur d'être sciés, et si un monstre vient nous demander, Vôtre ami l'adepte a t-il fait celà? il faut mentir à ce monstre. Il me parait que mr Huet, auteur de l'a b c, est visiblement un Anglais qui n'a acception de personne. Il trouve Fénelon trop languissant, et Montesquieu trop sautillant. Un Anglais est libre, il parle librement. Il trouve la politique tirée de l'écriture sainte de Bossuet, et tous les ouvrages polémiques détestables; il le regarde comme un déclamateur de très mauvaise foi.
Pour moi, je vous avoue que je suis pour made Du Deffant, qui disait que l'esprit des loix était de l'esprit sur les loix. Je ne vois de vrai génie que dans Cinna et dans les pièces de Racine; et je fais plus de cas d'Armide et du 4e acte de Roland que de tous nos livres de prose. Montesquieu dans ses lettres persanes se tue à rabiasser les poëtes; il voulait renverser un trône où il sentait qu'il ne pouvait s'asseoir. Il insulte violemment dans ses Lettres persanes L'académie dans laquelle il solicita depuis une place. Il est vrai qu'il avait quelquefois beaucoup d'imagination dans l'expression. C'est à mon sens son principal mérite. Il est ridicule de faire le goguenard dans un livre de jurisprudence universelle. Je ne peux souffrir qu'on soit plaisant si hors de propos. Enfin chacun a son avis. Le mien est de vous aimer et de vous estimer toujours.
V.