A Toulouse, ce 24 avril 1769
Je n'ai reçu, monsieur, que ces jours passés votre lettre du 5 janvier.
Elle était restée au bureau de Grisolles où elle arriva après mon départ de Beaupuy. Je ne l'attendais pas, mais elle ne m'a pas moins plu. Le style en est différent de la précédente, et je n'en suis pas surpris: le style du repentir ne peut ressembler à celui de l'injustice. De sorte que je n'ai qu'à vous renvoyer à vous même qui avez tant de styles pour vous expliquer ce que vous appelez une énigme, pourquoi la critique de Buri est autrement écrite que l'éloge de Clémence.
Le public de Paris est admirable de vous attribuer un de mes ouvrages. Mais vous l'êtes bien plus de me dire que tout Paris vous attribue ce que vous avez attribué à celui de vos ennemis qui selon vous est le plus absurde et selon moi le plus dangereux pour vous. Nous rirons ensemble de ces deux méprises quand je n'aurai plus sur le cœur cette prétendue ressemblance du portrait de Sha-abbas. Ah! monsieur, plus je relis ce morceau, plus je me [?dresse] contre l'application. Les méchants seuls ont pu la faire puisque notre académie ne la fit pas. Du reste, vous êtes mal instruit avec vos 600 exemplaires mis au pilon. On n'a fait ni tant d'injustice ni tant d'honneur à cette bagatelle. MM. de Saint-Florentin et Sartine en ont été fort contents, mais ces messieurs ne sont pas le public et ce qui me flatte véritablement, c'est votre confidence que Paris a cru que vous étiez moi et que vous avez cru que j'étais La Beaumelle.
Quant à m. Hénault, je n'en ai dit que ce que vous pensez. Les gens instruits sont persuadés que vous avez loué publiquement cet écrivain fameux par ses soupers. Pour moi j'ai rendu justice à la forme de son livre, et j'ai cru pouvoir marquer mon mépris pour le fond, comme vous vous êtes moqué du déclamateur Bossuet, du languissant Fénelon et du goguenard Montesquieu et de tant d'autres qui valaient bien m. Hénault.
Mais laissons ces misères et venons à des choses.
Si j'avais reçu plus tôt votre lettre, je me serais donné des mouvements pour trouver un magistrat qui voulût se charger des Sirven. Cette infortunée famille excite toute ma pitié et votre générosité toute mon admiration. Je voudrais leur rendre service et regarde ces choses là comme des obligations. Mais de quelques conseillers que je connais, l'un me paraît trop timide, l'autre trop peu ardent, l'autre trop jeune, celui-ci n'a point assez de considération, celui-là n'a pas assez d'esprit: de sorte qu'en convenant que le fanatisme a perdu ici beaucoup de terrain en peu d'années comme on vous l'a écrit, je doute pourtant qu'il se trouve un magistrat qui veuille se mettre à la brèche. Ce sera un grand jour que le jour où ces innocents demanderont des fers. Plus cet événement fera du bruit, plus le magistrat philosophe craindra qu'on ne l'accuse de se montrer contre la compagnie. Car dans le vrai il s'agira de faire rendre par la Tournelle un arrêt contre elle même. Je parlerai à m. de Montegut et à m. l'abbé d'Aufréri. Mais de votre côté écrivez leur de ces lettres qui tyrannisent. Recommandez leur Sirven et son innocente famille. Nommez moi si vous le jugez à propos. Dites leur que le père est à Toulouse, et qu'il y est par votre conseil. Car j'ai appris qu'il était arrivé, qu'il avait été ici quelques jours caché dans la maison du fils de m. Lavaysse qui peu de mois avant sa mort avait été d'avis, comme vous monsieur, que Sirven vînt purger sa contumace, mais qu'avant de se remettre, il commençàt par réhabiliter la mémoire de sa femme. Les avocats sont maintenant assemblés pour savoir si m. Lavaysse avait raison. Le rapport est entre les mains de m. Lacroix, jeune avocat qui ne manque ni de mérite ni d'amis. L'information est au greffe du parlement en vertu d'une ordonnance de la Tournelle, de sorte qu'on pourra en avoir communication plus facilement qu'au greffe de Mazamet dont le juge était intéressé à tenir sous trente clés ce mystère d'iniquité. Si elle n'est point concluante ou si elle tend à la décharge de l'accusé comme cela pourrait bien être, il sera plus aisé de trouver quelqu'un qui protège publiquement ces malheureux. En attendant que la mémoire de la Sirven soit jugée, Sirven se tiendra caché. On m'a assuré qu'il avait ou qu'il aurait un asile dans le comté de Foix chez votre ennemi. Voilà encore une chose dont je rirais avec vous si le souvenir des atrocités passées n'ôtait l'envie de rire.
J'ai l'honneur d'être, etc.