Toulouse ce 23 août 1769
Monsieur,
Il y a longtems que j'aurois dû vous rendre compte de ma façon de penser touchant l'affaire qui m'a été recommandée de votre part.
Vous croirés sans peine que ma négligence ne vient point d'un défaut d'empressement à commencer avec vous une correspondance qui doit m'être si précieuse. Soiez persuadé, Monsieur, que je serois depuis longtems quitte du devoir que m'imposoit votre recommandation, si je n'avois consulté que mon intérêt et mon impatience. Mais je respecte trop votre tems pour vous le faire perdre à lire des dissertations de pratique. Il n'a été jusqu'àprésent question que de forme, et grâces à l'imbécillité de votre protégé, les choses ont trainé en longueur beaucoup plus qu'il ne convenoit. Vous Connoissés, Monsieur, sa petite tête: mais ce que vous ignorés peut être, c'est qu'il a la manie de se croire un grand homme d'affaires. Cette prévention qui ne pouvoit pas être plus mal nichée, est la seule chose que je crains dans le procès. Les demi docteurs sont dans tous les genres, ce qu'il y a de plus difficile à conduire. Sirven a par écrit la marche qu'il doit suivre. J'ose répondre de tout s'il n'y mêle rien du sien. Je n'ai eu garde de lui faire part de l'idée que j'ai de son génie. Il en faut peu pour le décourager, et il a besoin de Courage.
Vous verrés, Monsieur, par la lettre qu'il vient de m'écrire qu'il est sur le point de se remettre aux prisons de Mazamet, et qu'il a débuté par une étourderie d'autant plus désagréable pour moi, que m. le procureur général ne m'avoit pas remis la lettre en question pour la faire parvenir par cette voie. Heureusement ce magistrat est la bonté même. Il me sera facile de tout réparer. Ce petit désagrément ne changera rien aus sentimens que cet infortuné est en droit d'inspirer à toute âme sensible. Vous pouvés être assuré, Monsieur, que j'apporterai à sa défense tout le zèle et toute la chaleur que méritent la nature de la Cause et l'intérêt généreux que vous y prenés.
Je parts de Toulouse le 15 septembre et je serai de retour à la st Martin avec le mémoire auquel je vai travailler pendant cette automne. Si les ordres de M. le procureur général sont exécutés, les juges de Mazamet auront fini leur besogne à la même époque. Ainsi nous pourrons mettre l'affaire en train à la rentrée du parlement. Sirven ne manquera ni de conseils ni de protecteurs.
Après vous avoir parlé d'une affaire que la bonté de votre cœur vous fait regarder comme vôtre, permettés moi, Monsieur, de vous parler àprésent pour moi même. Les avocats sont dans l'humiliante habitude de tirer parti de tous leurs travaux. Le pauvre Sirven est hors d'état de paier en aucune espèce de monoie. Je connais le fond de sa bourse et de sa tête: mais votre recommandation me donne une garantie sur vous, et je l'exercerai à toute rigueur. Voici donc ce que j'exige pour mon honoraire. M. d'Arquier vous a prié de faire des chœurs à votre Œdipe. J'ai le même intérêt que lui à souhaiter de votre part cet acte de complaisance. Si vous le refusiés quelque autre main y travailleroit et gâteroit tout. Ainsi votre intérêt se trouve joint à celui du public. Si jamais il vous prenoit envie de venir passer quelques mois à Toulouse vous verriés que le public n'est pas tel qu'on vous l'a peint. On vous a trompé sur bien de choses, et principalement sur le compte de nos magistrats. Mais nous pourrons traiter cette matière en tems plus opportun.
J'ai l'honneur d'être avec respect
Monsieur
Votre très humble et très obéissant serviteur
De Lacroix