1769-01-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à François de Varagne, marquis de Bélestat.

Votre lettre du 20 xbre Monsieur, n'est point du stile de vos autres lettres, et votre critique de Buri est encore moins du stile de l'Eloge de Clémence Isaure.
C'est une énigme que vous m'expliquerez quand vous aurez en moi plus de confiance.

Le libraire de Geneve qui imprima votre dissertation étant le même qui avait imprimé les Mémoires de la Beaumelle, on crut que ce petit ouvrage était de lui, et ce nom le rendit suspect. Le public ne regarda l'intitulé par Mr. le Marquis de B… que comme un masque sous lequel la Beaumelle se cachait. L'article du petit fils de Sha Abas parut à tout le monde un portrait trop ressemblant. Le libraire de Geneve envoia à Paris six cent exemplaires que Mr. de Sartine fit mettre au pilon, et il en informa Mr. de St. Florentin.

Ce n'est pas tout, Monsieur. Comme le livre venait de Geneve on me l'attribua et cette calomnie en imposa d'autant plus que dans ce temps là même je faisais imprimer publiquement à Geneve une nouvelle édition du siècle de Louis XIV.

Le président Hénault, si durement traité dans votre brochure, est mon ami depuis plus de 40 ans; je lui ai toujours donné des marques publiques de mon attachement et de mon estime. Ses nombreux amis m'ont regardé comme un traitre qui avait flatté publiquement le président Hénault pour le déchirer avec plus de cruauté en prenant un nom supposé.

Si vous m'aviez fait l'honneur de répondre plutôt à mes lettres, vous m'auriez épargné des chagrins que je ne méritais pas. Lorsque je vous écrivis j'étais persuadé avec toute la ville de Geneve que la Beaumelle était l'auteur de cet écrit et tout Paris croiait qu'il était de moi. Voilà, Monsieur, l'exacte vérité.

Vous pouvez me rendre plus de services que vous ne m'avez fait de peines; il s'agit d'une affaire plus importante.

J'ai auprès de moi la famille des Sirven; vous n'ignorez peutêtre pas que cette famille entière a été condamnée à la mort dans le temps même qu'on faisait expirer Calas sur la roue. La sentence qui condamne les Sirven est plus absurde encore que l'abominable arrêt contre les Calas. J'ai fait présenter au nom des Sirven une requête au Conseil privé du Roi. Cette famille malheureuse jugée par contumace et dont le bien est confisqué demandait au Roi d'autres juges et ne voulait point purger son décret au parlement de Toulouse qu'elle regardait comme trop prévenu et trop irrité même de la justification des Calas. Le Conseil privé en plaignant les Sirven, a décidé qu'ils ne pouvaient purger le décret qu'à Toulouse.

Un homme très instruit me mande de cette ville même que le parlement commence à ouvrir les yeux, que plusieurs jeunes conseillers embrassent le parti de la tolérance, qu'on va jusqu'à reprocher l'arrêt contre Mr. Rochette et les trois gentilshommes. Ces circonstances m'encourageraient Monsieur à envoyer les Sirven dans votre pays, si je pouvais compter sur quelque Conseiller au parlement qui voulût se faire un honneur de protéger et de conduire cette famille aussi innocente que malheureuse. Je serais bien sûr alors qu'elle serait réhabilitée et qu'elle rentrerait dans ses biens. Voyez, Monsieur, si vous connaissez quelque magistrat qui soit capable de cette belle action, et qui ayant vu les pièces puisse prendre sur lui de confondre la fanatique ignorance des premiers juges et de tirer l'innocence de la plus injuste oppression.

Combien que le parlement ne soit qu'une forme des trois états raccourcis au petit pied (ce sont les termes des premiers Etats de Blois, page 445). Ce sera à vous seul, Monsieur, qu'on sera redevable d'une action si généreuse et si juste. Le parlement même vous en devra de la reconnaissance, vous lui aurez fourni une occasion de montrer sa justice et d'expier le sang des Calas.

Pour moy je n'oublierai jamais ce service que vous aurez rendu à l'humanité; et j'aurai l'honneur d'être avec la plus vive reconnaissance, avec l'estime que je dois à vos talents, et toutte l'amitié d'un confrère, votre très humble.