1770-03-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean Le Rond d'Alembert.

Je commence à être dans le cas de notre pauvre Damilaville, mon cher philosophe, malgré mon cordon de st François.

J'ai reçu votre lettre dans le temps même que je venais de me plaindre de vous; elle m'a bien consolé.

Vraiment je serai très satisfait, pourvu qu'on ne m'impute pas ce qui n'est pas de moi. Vous sentez bien que, dans les circonstances où je suis, une telle accusation me serait plus mortelle que la grosseur qui me vient à la gorge. Je m'en rapporte à votre prudence, et je suis persuadé que celui qui vous a confié son ouvrage le tiendra secret. Il ne servirait qu'à lui attirer la haine de deux cents personnes toujours très redoutables quand elles sont réunies: cela pourrait l'empêcher d'être de l'académie. Je l'aime, je l'estime, je suis son partisan le plus déclaré et le plus invariable; je compte sur son amitié. Les philosophes doivent se tenir serrés comme la phalange macédonienne.

Sirven va prendre ses premiers juges à partie au parlement de Toulouse. On l'y protège hautement; mais ce qui vous surprendra, c'est que l'abbé Audra, parent et ami de l'abbé Morellet, docteur de Sorbonne comme lui, professeur d'histoire à Toulouse, enseigne publiquement mon Histoire générale. Il a fait plus, il l'a fait imprimer à l'usage des collèges, avec privilège. Un vicaire l'a brûlée devant sa porte; le premier président l'a envoyé prendre par deux huissiers, et l'a menacé du cachot en pleine audience. Presque tout le parlement court aux leçons de l'abbé Audra. On ne reconnaît plus ce corps; la philosophie commence à expier le sang des Calas: quel plaisir pour un pauvre capucin comme moi!

Voici la première feuille d'un ouvrage qu'on imprime en Hollande; elle m'est tombée entre les mains. Je me flatte, mon très cher et très véritable philosophe, que vous m'en direz votre avis. Je vous embrasse en st François et en st Cucufin.