1770-12-22, de Jean Le Rond d'Alembert à Voltaire [François Marie Arouet].

J'étois bien sûr, mon cher maître, que l'archevêque de Toulouse n'étoit pas à beaucoup près aussi coupable qu'on l'avoit fait.
Voici ce qu'il écrit à une personne de ses amis et des miens. Son mandement n'a que quatre petites pages, il ne parle que de l'ouvrage et point du tout de l'auteur. L'abbé Audra auroit pu se l'épargner; il avoit d'abord donné de lui même sa démission, et l'avoit envoyée à l'archevêque qui l'avoit acceptée; alors tout étoit fini, il n'y auroit eu ni mandement ni rien de semblable. Il a retiré cette démission; l'archevêque lui a rendu sa parole comme il l'avoit reçue, sans même s'être pressé d'en faire usage, car s'il se fût pressé, l'abbé auroit pu avoir un successeur avant ses regrets. Cependant tout le monde étoit après l'archevêque; le parlement vouloit brûler le livre; si l'auteur n'eût pas été professeur, l'archevêque se seroit tu malgré les clameurs; l'abbé a voulu rester professeur, il a presque accusé un des grands vicaires d'avoir approuvé le livre; alors l'archevêque a été forcé de le condamner; l'abbé n'a pas mal pris le mandement, et a paru même fort content de n'y être ni nommé ni désigné. Quand l'archevêque a été de retour à Toulouse, il a vu l'abbé, et lui a dit qu'il étoit impossible que l'auteur d'un livre condamné comme irreligieux, pût estre professeur d'histoire et de religion; qu'il lui conseilloit de quitter, et qu'il tâcheroit de lui procurer quelque dédommagement; l'abbé a refusé de quitter, il a répondu qu'il en appelleroit au parlement si on l'y forçoit; l'archevêque lui dit qu'il ne s'y opposoit pas, et qu'il s'en tiendroit lâ si le parlement le renvoyoit dans sa chaire; mais que l'abbé prit garde de s'exposer devant le parlement. Il y avoit entre cette conversation et le Mandement deux grands mois; huit jours et plus se sont écoulés; au bout de ces 8 jours il lui a pris une fièvre maligne dont il est mort. Il se peut faire que le chagrin en soit la cause; mais vous voyez que l'archevêque a fait tout ce qui étoit en lui pour l'adoucir et le lui épargner en partie; il lui a même épargné dans le fait, à ce qu'il assure, d'autres désagrémens qu'on avoit voulu lui donner. L'abbé a forcé l'archevêque à donner son mandement, en manquant à sa parole, en retirant sa démission, en voulant compromettre un des grands vicaires; l'archevêque avant ce temps là avoit résisté pour lui pendant un an aux clameurs du parlement, des Evêques, de l'assemblée du clergé. A la fin on lui a forcé la main.

Vous voyez par ce détail, mon cher maître, que l'archevêque de Toulouse n'a fait à l'égard de l'abbé que ce qu'il n'a pu se dispenser de faire. Vous pouvez être bien sûr qu'il ne persécutera jamais personne; mais il est dans une place et dans une position où il n'est pas toujours le maître de s'abandonner tout à fait à son caractère et à ses principes également tolérans. Je l'avois vu moi même avant qu'il partît pour Toulouse, & je puis bien vous assurer qu'il n'étoit rien moins que malintentionné pour l'abbé Audra. Ne vous laissez donc pas prévenir contre lui, & soyez sûr encore une fois que jamais la raison n'aura à s'en plaindre. Nous avons en lui un très bon confrère, qui sera certainement utile aux lettres, & à la philosophie, pourvû que la philosophie ne lui lie pas les mains par un excès de licence, ou que le cri général ne l'oblige d'agir contre son gré.

Mais un confrère qu'il faut bien nous garder d'acquérir, c'est ce plat et ridicule président de Brosses, dont vous avez tant à vous plaindre; vous feriez bien, je crois, d'écrire à ceux de nos confrères qui connoissent les égards qu'on vous doit, combien vous seriez offensé d'un pareil choix; Foncemagne & l'archevêque de Lyon sont ses partisans zélés; Foncemagne n'a jamais eu à se plaindre de vous, au contraire; pourquoi ne lui écririez vous pas directement? Cette lettre pourroit le déterminer. Je ne vous dirai point d'écrire à l'archevêque de Lyon qui est un janseniste hypocrite; mais il pourroit gagner le duc de Nivernois, & vous feriez bien d'écrire à ce dernier, qui sûrement ne voudra pas vous déplaire. Quant à nos amis qui sont au nombre de 8 à 10, je vous en réponds; n'oubliés pas surtout d'écrire fortement à l'abbé de Voisenon, à qui d'ailleurs je parlerai ainsi que Duclos, & à mr d'Argental qui parlera à Foncemagne de son côté.

Mr Marin nous conviendroit certainement mieux que le Président de Brosses, et à tous égards; mais je doute fort que nous pussions réussir, et il ne faut pas le compromettre. Parmi les dix ou douze concurrens qui se présentent, et dont j'ai perdu le compte, il en est surtout deux qu'il nous importe d'écarter, et même de dégoûter pour toujours; comme il y en a au moins un des deux qui pourra avoir beaucoup de voix, il faut nécessairement nous réunir pour quelque autre, et d'après les informations que j'ai prises, il ne seroit pas possible, à ce que je vois, de nous réunir pour mr Marin; je le verrai ce matin, et je lui parlerai sur ce sujet avec amitié et confiance. Adieu, mon cher maître, priez Dieu ne quid respublica detrimenti capiat, & ne négligez pas au moins d'écrire sur cet objet à tous les académiciens que vous en croirez dignes; car il s'en faut de beaucoup qu'ils le soient tous. Vale et me ama.

Le Roi de Prusse vient d'envoyer 200 louis pour la statue. Je l'apprends dans ce moment.