1776-02-26, de Jean Baptiste Claude Delisle de Sales à Voltaire [François Marie Arouet].

Monsieur,

C'est à l'apôtre sublime de La tolérance, au défenseur des Calas, des Sirven et des La Barre qu'une nouvelle victime du fanatisme continue à addresser ses plaintes et ses mémoires.

Le Châtelet vient enfin de faire porter au greffe du parlement une partie de La procédure illégale faite contre moy; mais constant dans son machiavelisme, il s'est dessaisi de ce qui étoit à ma charge et a gardé toutes les pièces qui pouvoient servir à mon apologie, en particulier le manuscrit paraphé du Censeur.

J'osai jeudi dernier me rendre à Paris pour voir ma seconde requête au parlement et la signer: le Châtelet instruit au même instant envoya de tout côté des gens pour m'arrêter et fit dire à ma portière par son huissier qu'elle avoit encouru l'indignation du tribunal pour m'avoir laissé sortir de chez moy; quoyqu'il en soit, me voilà encore échappé aux Satellites du saint office.

Le lendemain vendredi le Châtelet envoya un huissier des records, un commissaire &c. chez moy: on enfonça les quatre portes qui conduisent à mon cabinet, et on commença l'inventaire de ma bibliothèque et des papiers.

Me voilà dans des inquiétudes mortelles; car j'ai tous les livres qu'on a brûlés et l'haleine du fanatisme peut empoisonner tous mes manuscrits: il m'a été impossible d'enlever ces effets dangereux: car je ne fus averti de mon décret que la veille à 8 heures du soir: j'employai une partie de la nuit à retirer tous les papiers qui pouvoient exposer mes amis, mais je n'eus pas le tems de retirer les autres, et n'ayant pu prendre des mesures pour ma sûreté, je me sauvai avec précipitation et fis deux lieues à pied sans domestique, au milieu de la nuit et à une époque où le froid étoit égal à l'hyver de 1709.

Observés je vous conjure 1. que quand le Châtelet a fait saisir mes papiers et annoter mes biens, j'avois un arrêt qui lui enjoignoit de se dessaisir de toute la procédure et que cet arrêt lui avoit été signifié, 2. que ces décrets, ces saisies &c. ne sont que des formalités qui suivent la flétrissure des livres, mais qu'on n'exécute jamais: après avoir fait parcourir les fastes de la littérature et de la librairie, j'ai trouvé que j'étois le premier homme de lettres qui avois subi toutes ses violences.

Je vais avoir d'autres juges: ceux là voyent dans Paris le grand monde et ils entendront du moins le cri de l'indignation universelle.

Les gens en place qui me défendent ont demandé pour mon rapporteur mr D'Ornoy votre neveu ou mr de Saint Alban. S'ils réussissent, j'espère tout de leurs lumières et de leur intégrité: on vouloit nommer mr Pasquier…. Ce bœuf-tigre a dit en plein parlement au sujet de la philosophie de La nat., de la thèologie portative, de l'histoire philos. du Com.&c., Quoy messieurs nous ne brûlerions donc jamais que des livres!

Pour comble d'horreur Freron avoit mis dans ses feuilles la sentence atroce et ridicule du Châtelet contre moy: un de ses amis qui n'a pas son âme en fut indigné, menaça de rompre avec lui, et la sentence a été supprimée.

Daignés ô grand homme agréer le tribut de mon admiration et mes hommages respectueux.