1776-02-23, de Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet à Voltaire [François Marie Arouet].

Je ne sais rien, mon cher et illustre maître, de l'affaire de m. de Lille de Sales.
M. le garde des sceaux ne lui trouve d'autre ressource que d'appeler au parlement de la sentence du Châtelet, et il peut tenter cette voie sans danger parce qu'il le peut faire de loin. Mais le parlement convertirait son décret en un décret plus doux, il faudrait le subir, comparaître et peut-être essuyer un arrêt ridicule.

Rousseau a eu un sauf-conduit dans un cas plus dangereux, mais il est étranger.

M. de Lille a fait autrefois la correspondance du roi de Prusse pour Thiriot. Le roi pourrait le naturaliser prussien, le faire membre de son académie, de son université et demander ensuite un sauf-conduit. Mais il faudrait ensuite savoir si ce sauf-conduit met à l'abri des effets civils du décret.

Le parlement va donc faire des remontrances en faveur des corvées et des maîtrises dont en 1581 il refusa l'établissement pendant deux ans. Il est moins avancé vers la raison qu'il ne l'était il y a deux siècles. Remarquez que dans le 16ème siècle, Montaigne, La Boetie, Hubert Languet, Bodin, Viete et tant d'autres étaient magistrats, que dans le suivant vers le commencement Frénicle, Fermat, de Thou, La Mothe le Vayer, l'étaient également. Depuis la robe n'a produit qu'un seul homme d'un véritable mérite, Montesquieu, dont l'esprit de cet état a gâté l'ouvrage. La magistrature, composée autrefois de l'élite des esprits, n'en a plus que la lie. On ne reste dans le parlement que lorsqu'on est incapable de rien faire de raisonnable. Montesquieu lui même quitta son corps dès l'instant où il se sentit du talent. Ne soyons donc pas surpris du mépris que les corps de magistrature méritent et qu'ils ne sont pas loin d'obtenir.

Il y aura un lit de justice la semaine prochaine à ce qu'on prétend. Celui que vous nommez Rosni et qui vaut bien mieux que Rosni est inaltérable. Le roi a dit en apprenant les remontrances, Je vois bien qu'il n'y a que m. Turgot et moi qui aimions le peuple. Ce discours est très vrai. Ne craignez rien pour le salut de la France attaché à cette affaire, j'oserais dire pour le salut du genre humain. Si m. Turgot succombe jamais à la rage des trois canailles qui n'en font qu'une, il restera dans la tête des hommes que les gens éclairés et vertueux ne sont pas propres au gouvernement et l'univers demeurera condamné aux ténèbres et au malheur.

Adieu, je vous embrasse, ne craignez rien, espérez et aimez moi un peu.