30 mars 1776
Mon cher ange, vous devez avoir reçu les très inutiles rogatons envoyés à mr de Sartines.
Ils consistent en magots de la Chine, en pagodes des Indes et en figures tartares. J'ai bien peur que cela ne vous amuse guère, Mais enfin quand j'y travaillais, c'était pour vous amuser, et vous me saurez gré de l'intention. Les éditeurs y ont joint des pauvretés assez inutiles.
Je ne crois pas que les remontrances d'une province aussi chétive que celle de Gex puissent faire à Paris une grande sensation. Je présume qu'on se soucie fort peu que nous soyons délivrés des fermes, des corvées et des maîtrises. Je vous avoue cependant que je serais bien flatté que la simple et grossière reconnaissance d'un petit pays presque barbare pût parvenir jusqu'à Sésostris et à Sesostra. Peut-être aimerait on bien autant notre rusticité que la politesse et l'éloquence touchante de mr Seguier.
Peut-être y aura t-il quelques partisans de l'ancien gouvernement féodal qui trouveront nos remontrances trop populaires…. Nous leur répondrons que dans l'ancienne ROme, et même encore à Geneve et à Bâle, et dans les petits cantons, ce sont les plebyates qui font les lois.
Je n'ai point vu les remontrances du parlement, mais j'ai lu avec beaucoup d'attention tous les discours addressés au roi dans le lit de bienfaisance.
Quelqu'un m'avait mandé que les préfaces des édits étaient très ignobles. Il voulait dire apparemment, qu'il ne convenait pas à un roi de rendre raison à son peuple, et qu'il fallait en user comme le parlement qui ne motive jamais ses arrêts. Je suis persuadé que vous ne pensez pas ainsi, et que vous trouvez ces préfaces très nobles et très paternelles. Il me semble qu'elles sont dans le vrai goût chinois, et que ceux qui les condamnent sont un peu tartares. Il y a pourtant un endroit du discours de Seguier qui m'a paru humain et politique, deux choses qui vont rarement ensemble. C'est le conseil qu'il donne au roi de faire travailler les troupes aux grands chemins en doublant leur paye pour ces travaux. Le grand Condé les y avait accoutumées, et même sans paye; mais aussi c'était le grand Condé.
Quelque parti qu'on prenne, dieu bénisse le gouvernement! et dieu bénisse un contrôleur général des finances qui le premier, depuis la fondation de la monarchie, a eu pour passion dominante l'amour du bien public!
Savez vous, mon cher ange, que j'air reçu une invitation d'assister à l'inhumation de Catherin Freron, et de plus une lettre anonyme d'une femme qui pourrait bien être la veuve? Elle me propose de prendre chez moi la fille de Fréron et de la marier, puisque, dit elle, j'ai marié la petite-nièce de Corneille. J'ai répondu que si Freron a fait le Cid, Cinna et Polyeucte, je marierai sa fille incontestablement.
Adieu mon très cher ange, je suis bien vieux et bien malade. Est il vrai que mr de Ste Palaye est tout comme moi?