10e 7bre 1775
Monsieur,
Le masson et l'agriculteur du mont Jura, à qui vous avez bien voulu écrire une Lettre flatteuse et consolante, est si sensible à vôtre bonté qu'il en abuse sur le champ.
Je vous dirai d'abord qu'il n'y a peut être point de païs en France où l'on ait ressenti plus vivement que chez nous tout le bien que les intentions de Monsieur Turgot devaient faire au roiaume. Tout petits que nous sommes, nous avons des états, et ces états ont pris de bonne heure toutes les mesures nécessaires pour assurer la liberté du commerce des grains, et l'abolition des corvées. Ce sont deux préliminaires que j'ai regardés comme le salut de la France.
Nous avons célébré au milieu des masures antiques que je change en une petite ville assez agréable, les bienfaits du ministère. Ma colonie a donné des prix de l'arquebuse dans nos fêtes. Ce prix était une médaille d'or, représentant Monsieur Turgot gravé au burin. Madame De st Julien, sœur de nôtre commandant, a remporté ce prix. Tout celà nous a encouragés à soliciter la distraction de nôtre petit païs d'avec les fermes générales; projet ancien que Monsieur De Trudaine avait déjà formé, et qui est aussi utile au Roi qu'à nôtre province.
Monsieur Turgot a renvoié nôtre mémoire à Monsieur De Trudaine, lequel en conséquence nous a fait ses propositions. Nous les avons acceptées sans délai, et sans y changer un seul mot, et nous les avons tous signées avec la plus vive et la plus respectueuse reconnaissance.
Voilà l'état où nous sommes. Les états m'ont chargé de suplier Monsieur Turgot de vouloir bien s'il est possible nous donner pour le premier octobre ses ordres positifs, suivant lesquels nous prendrons nos arrangements, et nous ferons les fonds pour paier à la ferme générale l'indemnité à elle accordée, pour subvenir à la confection des chemins sans corvées, et pour acquitter annuellement les dettes de la province. Nous paierons tout avec allégresse et nous regarderons le bienfaicteur de la France comme nôtre bienfaicteur particulier.
J'avoue, Monsieur, que tout celà me parait plus intéressant que le gouvernement du patria[r]che Joseph, Controlleur général du Pharaon, qui vendait au roi son maître les marmites et les personnes de ses sujets.
J'aprends que vous êtes assez heureux, Monsieur Turgot et vous, pour loger sous le même toit. Je m'adresse à vous pour vous prier de l'instruire de nos intentions, de nôtre soumission, et de nôtre reconnaissance. Aiez la bonté de faire un mot de réponse.
J'ai l'honneur d'être avec tous les sentiments que je vous dois, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire