1775-12-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à André Morellet.

Je commence, Monsieur, par vous demander des nouvelles de vôtre procez de Rome, et puis je vous parlerai de nôtre procez de Gex dont vous voulez bien être le raporteur.
Je dirai toujours que Messieurs les fermiers généraux ont demandé de nous une somme un peu trop forte, mais que nous sommes très heureux d'en être quittes pour trente mille livres, grâces aux bontés de Monsieur le controlleur général. Il vivifie tout d'un coup nôtre petite province. Il en fera autant du reste du roiaume. L'abolition des corvées est surtout un bienfait que la France n'oubliera jamais.

Dites moi, je vous prie, si le commencement de l'année 1776 serait un tems convenable pour demander l'abolition de la main morte après avoir obtenu l'abolition des bureaux des fermes. Le goût de la liberté augmente à mesure qu'on en jouït; mais ce n'est pas pour nous que nous présenterions cette requête: ce serait pour la franche Comté, et pour quelques autres endroits du roiaume où la nature humaine est encor écrasée par la tirannie féodale. Quel insuportable opprobre, mon cher philosophe, que de voir à deux pas de chez moi trente à quarante mille hommes de six pieds de haut esclaves de quelques moines, et beaucoup plus esclaves que s'ils étaient tombés entre les mains de messieurs de Maroc et d'Alger! Songe t-on combien il est ridicule et horrible, préjudiciable à l'état et au Roi, honteux pour la nature humaine, que des hommes très utiles et très nombreux soient esclaves d'un petit nombre de faquins inutiles? Celà peut-il se souffrir après tant de déclarations de nos rois qui ont voulu que la servitude fût détruite, et que leur roiaume fût celui des Francs?

Nous avons un projet d'édit sous Louis 14 minuté par le bisaieul de Monsieur de Malesherbes pour détruire la mainmorte en indemnisant les seigneurs féodaux. Qui poura s'opposer à cette entreprise si M: De Malsherbes et M: Turgot veulent la faire réussir?

On propose, dit-on, beaucoup de nouveautés. Y en aurait-il une aussi belle que celle de faire rentrer la nature humaine dans ses droits?

Mandez moi, je vous prie, ce que vous en pensez, ut jam nunc dicat, jam nunc debentia dici.

Un Monsieur l'abbé de Lubersac, vicaire général de Narbonne, etca, vient de m'envoier un grand infolio sur tous les monuments faits et à faire, et surtout un grand arc de triomphe à la gloire de Louis 16. Je ne connais point d'arc de triomphe comparable à celui dont je vous parle. Vous devriez bien en faire un sujet de conversation avec Mr Turgot. N'oubliez pas, je vous en prie, de lui dire que nôtre petit païs le bénit, comme le roiaume entier le bénira.

Je vous demande aussi en grâce, de vous souvenir de moi auprès de Mr de Trudaine. Je suis pénétré de ses bontés.

Avez vous vu madame de st Julien? Je vous avais envoié il y a longtems un mémoire pour lui être communiqué, mais tous nos mémoires deviennent aujourd'hui inutiles; je crois la franchise du païs de Gex consommée, et que nous n'avons plus rien à faire qu'à chanter des Te Deum.

Aureste, je ne sais rien de ce qui se passe à Paris. Je ne sais pas même qui succédera dans l'Académie au frétillant abbé de Voisenon.