1776-01-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet.

Vôtre Lettre du 16 janvier, mon cher et respectable philosophe, est arrivée saine et sauve, et vous pouvez écrire en toute assurance à ce vieux malade qui vous sera tendrement attaché jusqu'à sa mort.

Je me doutais bien que le prétendu refroidissement entre deux grands hommes, faits pour s'aimer, était une de ces absurdes calomnies dont vôtre ville de Paris est continuellement inondée. Une nouvelle plus vraie me désole, c'est la goute et la fièvre du meilleur ministre des finances que jamais la France ait eu. Je suis tombé dans le malheureux contretems de lui envoier un long mémoire en qualité de commissionnaire de nos petits états. Je ne pouvais deviner qu'un accez de goute le mit au Lit, dans le tems même que je lui écrivais. Je l'avais prié de me faire réponse par Mr Dupont en marge de mon mémoire, et si vous voiez Mr Dupont je vous serai très obligé de vouloir bien lui en dire un mot.

Je ne crains point la compagnie du métier de St Mathieu, que vous appellez la canaille du sel; nôtre grand ministre nous en a délivrés pour nos Etrennes, et probablement pour jamais. Sa déclaration est enfin enrégistrée au parlement de Dijon. Ce parlement s'est réservé de faire des remontrances; mais elles seront peu importantes et assez inutiles. Il faut bien lui laisser le plaisir de se faire valoir.

Les deux autres canailles dont vous me parlez, me font toujours trembler. J'ai été trop heureux de tirer D'Etallonde des griffes de l'une; mais je vois avec douleur qu'on ne poura jamais ôter à l'autre le droit de faire du mal, surtout quand ces deux canailles sont jointes ensemble pour nuire au genre humain. Vous avez vu par l'avanture arrivée à Laharpe combien cette réunion est à craindre.

Je vous conjure encor une fois de ne pas souffrir qu'aucun de vos amis se donne le funeste plaisir de m'imputer des ouvrages qui m'exposent à la fureur de ces persécuteurs éternels. Soiez très sûr que le ministère n'oserait jamais soutenir un homme qui serait poursuivi par eux. Vous avez vu que Mr Turgot lui même n'a pu, ni voulu, déffendre dans le conseil un petit ouvrage qui était uniquement à sa gloire, et qu'il a laissé condamner Mr de Laharpe pour avoir loué cet ouvrage dans le mercure.

Il y a une autre canaille à laquelle on sacrifie tout; et cette canaille est le peuple. C'est elle, il est vrai, que les trois autres réduisent à la mendicité, mais c'est pour elle qu'on va à la Messe, à vêpres et au salut; c'est pour elle qu'on rend le pain béni; c'est pour elle qu'on a condamné le chevalier de La Barre et D'Etallonde au suplice des parricides. On voudra toujours mener cette canaille par le licou qu'elle s'est donné elle même. C'est pour elle qu'on touchera toujours les Ecrouelles; c'est pour elle même qu'on laissera subsister les moines qui dévorent sa substance. Nous ne pourons jamais détruire des abus qu'on a le malheur de croire nécessaires au maintien des Etats, et qui gouvernent prèsque toute l'Europe. Ces abus sont le patrimoine de tant d'hommes puissants, qu'ils sont regardés comme des loix fondamentales. Prèsque tous les princes sont élevés dans un profond respect pour ces abus. Leur nourices et leur précepteurs leur mettent à la bouche le même frein que le Cordelier et le Recolet mettent à la gueule du charbonier et de la blanchisseuse. Tout ce qu'on poura faire sera d'éclairer peu à peu la jeunesse qui peut avoir un jour quelque part dans le gouvernement, et de lui inspirer insensiblement des maximes plus saines et plus tolérantes. Ne nous refroidissons point, mais ne nous exposons pas. Songez que les premiers Chrétiens mêmes, laissaient mourir leurs martirs. Soiez sûr qu'on soupait gaiement dans Carthage le jour qu'on avait pendu st Cyprien.

Vous me parlez des Esclaves de la franche Comté. Je vous assure que ces Esclaves ne ferait pas la guerre de Spartacus pour sauver un philosophe. Cependant, il faut les secourir puisqu'ils sont hommes. J'attends le moment favorable pour faire présenter une requête à M: Turgot, et à M: De Malsherbes. Nous avons retrouvé un Edit minuté sous Louis 14 par le premier président de Lamoignon, bisayeul de M: De Malsherbes: cet édit abolissait la mainmorte par tout le roiaume, selon les vues de St Louis, de Louis hutin, et de plusieurs de nos rois. L'accomplissement d'un tel ouvrage serait bien digne du gouvernement présent. Je ne doute pas que vous n'en parliez à ces deux dignes ministres, avec votre éloquence de la Vertu, quand cette requête sera envoiée dans un tems favorable.

J'attends les nouveaux ouvrages de M: Turgot, contre lesquels on se déchaine sans les connaître. Il ne faut courir ni deux lièvres, ni deux édits à la fois.

Je vous embrasse tendrement vous et vôtre digne ami Mr D'Alembert. Je vous demande en grâce de m'écrire ce que vous pensez tout deux de ma Lettre. Conservez moi l'un et l'autre, une amitié qui fait la consolation de mes derniers jours.

V.