1775-08-11, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

Tout est éclairci, mon cher ami, ce qui est imprimé est retenu à la porte à moins qu'il n'y ait une adresse que le directeur se croye obligé de respecter.
Je vous fais, autant qu'il m'est possible, des tracasseries en bien. J'ai cru devoir communiquer à melle Despinasse les lettres où ses amis respectables trouvent leur fait. Je transcris sa réponse qui vous indiquera le moien de faire parvenir vos paquets lorsque vous jugerés à propos d'en envoyer.

Sûrement il n'y a rien eu d'adressé à mr Turgot. Il n'auroit pas retenu les paquets et à l'avenir mr de Voltaire devroit s'adresser à Mr Turgot, à Mr de Malsherbes, à Mr de Vaines. Dans aucun tems de la vie il n'a pu avoir des correspondants plus sûrs et qui soient plus sincèrement les admirateurs de ses talents et de ses lumières. L'idée de le croire l'auteur du bon sens n'est venu dans la tête de personne. Je vous en réponds.

Il est certain, en effet, que je ne vous ai entendu soupçonné par personne d'avoir eu part au livre du bon sens et ce qui le prouve sans réplique est que cet ouvrage n'est qu'un extrait du sistème de la nature que vous avés condamné de la manière la plus autentique. Au reste on est bien persuadé qu'il n'y a rien dans vos ouvrages ny dans vos opinions qui sentent l'athéisme, mais les théologiens redoutent moins les athées que les sectateurs de la relligion naturelle. Ils ont des argumens pour combattre les premiers et les autres les embarassent attendu que leur sistème est fondé sur la droite raison, qu'il est dépouillé de toute superstition et conforme à la plus saine morale. Je sçais qu'ils se retranchent derrière la révélation, mais elle n'est à la portée que de ceux qui sont assés heureux pour avoir, comme on dit, la foi du charbonier. Cependant ils auront beau crier, ils n'obtiendront pas du gouvernement actuel qu'on persécute pour des opinions qui ne dépendent pas de nous, et vous moins que personne, le ministre étant aussi sage qu'éclairé et disposé en votre faveur autant que vous pouvés le désirer. Je joins ici la réponse du mareschal de Duras. Il vous mande sans doute les raisons qui l'obligent de reculer les représentations de Rome sauvée, elles ne pourront avoir lieu que cet hyver à Versailles, ce qui les assure à Paris. Je vois quelquefois notre ami Chabanon et c'est toujours avec un nouveau plaisir. Outre qu'il est fort aimable il m'entretient sans cesse de vous, de l'attendrissement qu'il a éprouvé à Ferney en voyant combien vous y êtes aimé et combien vous mérités de l'être. Les vers où il célèbre votre bienfaisance m'ont paru dignes de celui qui les a inspiré. La joye (que me donne des succès d'une nature plus flatteuse que tous les autres) est troublée par la réflexion qui vient m'accabler. Il ne pourra jamais se résoudre à quitter, même pour peu de tems, un pays où il est si justement adoré. Il faut renoncer à le voir. J'avois espéré dans les instances du papillon philosophe mais je ne sents que trop qu'il ne réussira pas. Dites lui bien des choses pour moi ainsi qu'à me Denis. Qu'il est cruel mon cher ami d'aimer autant que je vous aime et que ce ne puisse être que de loin!

La Harpe est comblé de gloire, doublement couronné. N'auroit t'il pas besoin que son triomphe fût accompagné de cet esclave qui rabatoit l'orgueiul des triomphateurs en leur disant leurs vérités?