1766-12-15, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Charmant papillon de la philosophie, de la société et de l'amour, j'aurais été enchanté de vous voir honorer encor ma retraitte d'une de vos apparitions, vous auriez même été mon premier médecin, car il y a environ deux mois que je ne sors guères de mon lit.

Savez vous bien, Madame, que j'ai des choses très sérieuses à répondre à la lettre très morale que vous n'avez point datée. Vous m'aprenez que dans vôtre société on m'attribue le christianisme dévoilé, par feu Mr Boulanger; mais je vous assure que les gens au fait ne m'attribuent point du tout cet ouvrage. J'avoue avec vous qu'il y a de la clarté, de la chaleur, et quelquefois de l'éloquence, mais il est plein de répétitions, de négligences, de fautes contre la langue, et je serais très fâché de l'avoir fait, nonseulement comme académicien, mais comme philosophe, et encor plus comme citoien.

Il est entièrement opposé à mes principes. Ce livre conduit à l'athéisme que je déteste. J'ai toujours regardé l'athéisme comme le plus grand égarement de la raison, parce qu'il est aussi ridicule de dire que l'arrangement du monde ne prouve pas un artisan suprême, qu'il serait impertinent de dire qu'un[e] horloge ne prouve pas un horloger.

Je ne réprouve pas moins ce livre comme citoien. L'auteur parait trop ennemi des puissances. Des hommes qui penseraient comme lui ne formeraient qu'une anarchie, et je vois trop par l'exemple de Genêve, combien l'anarchie est à craindre.

Ma coutume est d'écrire sur la marge de mes livres ce que je pense d'eux. Vous verrez, quand vous daignerez venir à Ferney les marges du Christianisme dévoilé chargées de remarques qui démontrent que l'auteur s'est trompé sur les faits les plus éssentiels.

Il est assez douloureux pour moi, Madame, que la malignité, et la légèreté des papillons de vôtre païs, qui n'ont ni vôtre esprit, ni vos grâces, m'imputent continuellement des ouvrages capables de perdre ceux qu'on en soupçonne.

Quant à Mr Le Maréchal de Richelieu, je me doutais bien qu'il n'aurait pas le temps de parler à Mr Le Comte de St Florentin, de la famille infortunée qui a éxcité vôtre compassion. Il allait partir pour Bordeaux. Vôtre jolie âme en a fait assez; cette famille obtient par vos bontés une pension sur son propre bien dont on lui arrache le fond pour avoir donné il y a vingt six ans à souper à un sot prêtre hérétique.

Quand j'aurai quelque grâce à implorer pour des malheureux, je demanderai vôtre protection Madame, auprès de Mr Le Duc De Choiseuil. Je l'ai importuné quelquefois de mes indiscrètes requêtes, et il a toujours daigné m'accorder ce que j'ai pris la liberté de lui demander. Je craindrais bien de fatiguer ses bontés si je ne savais par vous même quel est l'éxcez de sa générosité.

Venez à Ferney, Madame, nous chanterons ses louanges et les vôtres pour le prologue de l'opéra de Pandore, et vous serez ma Pandore, mais vous n'ouvrirez point la boëte.

Agréez, Madame, le respect et l'attachement du vieux solitaire

V.