3e 8bre 1775
Mon papillon est un aigle; mon papillon est un phénix; mon papillon a volé à tire d'ailes pour faire du bien.
La Lettre qu'elle daigna m'écrire en arrivant, et celle du 27e 7bre nous ont remplis d'étonnement, de joie, de reconnaissance, d'attendrissement. Nous sommes à vos pieds, Madame, avec toute la colonie et tous les entours.
Figurez vous que des commis des fermes avaient répandu le bruit que les bontés de Mr Turgot pour le petit païs de Gex avaient été grièvement censurées au conseil du Roi. Je venais d'écrire à Mr Turgot, et de lui exposer mes plaintes, lorsque vôtre Lettre m'a rassuré. Les commis jouent de leur reste. Ils ont en dernier lieu usé de la même générosité qu'ils montrèrent à vôtre recommandation lorsqu'ils extorquèrent quinze Louïs d'or à de pauvres passants dont vous aviez pitié. Il n'y a pas longtems qu'une femme de mon voisinage venant d'acheter des langes à Genêve, et en aiant envelopé son enfant, les emploiés des fermes, sous la conduite d'un nommé Moreau, saisirent ces langes, sous prétexte qu'ils étaient neufs, et maltraittèrent la femme qui leur reprochait avec des cris et des larmes d'exposer à la mort son enfant tout nud.
Il n'y a guères de jour qui ne soit marqué par des véxations affreuses sur cette frontière, et on craint encor de se plaindre.
Mr De Chabanon qui était venu nous voir avant le temps où vous avez honoré Ferney de vôtre présence fut témoin des insultes que firent ces emploiés de Saconnex à la Supérieure des hospitalières de st Claude, et à trois de ses religieuses, dont ils levèrent les jupes publiquement.
De tels excès suffiraient assurément pour déterminer le ministère à délivrer de ces brigands subalternes le petit païs que vous protègez. La ferme générale ne retire aucun profit de ces rapines journalières; tout est pour les commis; ils sont autorisés à voler, et ils usent de leur droit dans toute son étendue. Il n'y a qu'un homme comme Mr Turgot qui puisse mettre fin à ces pillages continuels; et il n'y a que vous d'assez noble, et d'assez courageuse pour lui en représenter toute l'horreur, et pour seconder ses vertus patriotiques. Vous pouvez mettre sous ses yeux et sous ceux de Mr De Trudaine le tableau fidèle de tout ce que je viens de vous exposer. Vous accélérerez infailliblement l'effet de leurs bontés, et vous mettrez le comble aux vôtres.
Il y a dans la maison de Mr Turgot un chevalier Dupont, en qui ce digne ministre a de la confiance, et qui la mérite. Il travaille beaucoup avec lui. Si vous pouviez avoir la bonté de le voir, ce serait je crois, mettre la dernière main à vôtre ouvrage. Vous êtes nôtre protectrice, et cette colonie est la vôtre.
Les supérieurs de nos commis leur ont mandé en dernier lieu, qu'ils pouvaient être tranquiles, qu'il y avait trois provinces qui demandaient la même grâce que nous, et qu'on ne l'accorderait à aucune, parce que les conséquences en seraient trop dangereuses. Je ne sais qu'elles sont ces provinces; je n'en connais point qui soit comme la nôtre entourée de trois états étrangers, et séparés de la France par des montagnes prèsque inaccessibles.
J'oserais encor vous suplier, Madame, d'avoir une conversation avec Mr De Vaine. Cette affaire, il est vrai, n'est pas de son département, mais tout est de son ressort quand il s'agit de faire des choses justes. Je lui écris pour lui dire que vous aurez avec lui un entretien. Cette affaire est si importante que nous n'avons aucun moien à négliger, ni aucun instant à perdre. Toutes les autres dont votre universalité a daigné se charger doivent laisser passer nôtre colonie la première, sans préjudice, pourtant, à celle de Mr Racle, car celle là tient au bien public; et quand Mr Racle sera paié par le Roi vôtre Colonie sera bien plus florissante. Elle vous donne mille bénédictions et elle compte sur l'effet de vos promesses, comme sur son évangile, car vous savez que ce mot Evangile signifie bonne nouvelle.
Agréez, Madame, mon très tendre respect.
V.