1775-10-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jean de Vaines.

Je lis, Monsieur, dans les gazettes, que les vils ennemis de Monsieur Turgot ont fait un libelle dans lequel vous étiez insulté, et que le Roi leur a répondu lui même en vous fesant son lecteur.
Vous pourez lui lire les ouvrages de ces messieurs, afin de l'en dégoûter à jamais.

Je vous annonce Madame De st Julien, la sœur du commandant de nôtre province, qui désire avoir un entretien avec vous sur le petit païs de Gex que Monsieur Turgot a la bonté de vouloir mettre hors de l'esclavage des fermes générales. Elle vous demandera vos conseils. C'est notre protectrice la plus vive. Je voudrais bien lui servir d'écuier lorsqu'elle viendra vous voir, mais il faut que je finisse mes jours dans ma Colonie, moriens reminiscitur Argos.

En attendant, je vous suplie, Monsieur, de vouloir bien, quand vous travaillerez avec Monsieur Turgot, lui glisser dans la conversation un petit mot de la reconnaissance dont nôtre province est pénétrée pour lui. Nôtre situation entre trois états étrangers, nous exposait continuellement aux persécutions des commis des fermes. Aucun marchand, n'avait osé s'établir dans le païs. Nous sommes encor forcés d'acheter tout à Genêve. Il n'y a pas longtems qu'une femme de mon voisinage aiant acheté dans cette ville, des langes pour son enfant qu'elle tenait dans ses bras, fût arrêtée à un bureau de la ferme; les commis dépouillèrent l'enfant, prirent les langes, le laissèrent tout nud, et maltraittèrent la mère. Jugez quelles bénédictions on donnera au ministre qui va nous délivrer d'une telle tirannie, qui dépeuple le païs sans enrichir les fermiers généraux!

Conservez vos bontés, Monsieur, pour le vieux malade de Ferney V. qui vous est tendrement attaché.