1776-02-23, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

Je sais bien, Monsieur, que je prends mal mon tems, et que nôtre digne ministre a autre chose à faire qu'à répondre aux hurlements de quelques Bipêdes, ensevélis sous cinq cent pieds de neige, et dépecés par des moines et par des commis des fermes au milieu des roches et des précipices.
Mais c'est le cas où Monsieur Turgot dira, homo sum humani, nihil a me alienum puto.

Premièrement, je le suplie très instamment de m'envoier par vous ses réponses décisives en marge du dernier mémoire que je lui ai adressé, signé de nos Etats.

Secondement, voicy un tableau très fidèle de la situation et du bonheur des Bipèdes, dont il faut absolument que je l'entretienne. Tâchez de ne point frémir.

Au milieu des roches et des abimes qui bordent le païs de Gex, au revers du mont Jura au bord d'un torrent nommé la Valserine, est une habitation d'environ douze cent spectres, qui apartenaient à la Savoye, et qui sont réputés français depuis l'échange fait avec le Roi de Sardaigne en 1760.

Les Bernardins sont seigneurs de ce terrain, et voicy les droits que s'arrogent ces seigneurs par excez d'humilité et de désintéressement.

Tous les habitans sont esclaves de L'abbaïe, et esclaves de corps et de bien. Si j'achetais une toise de terrain dans la censive de Monseigneur L'abbé, je deviendrais serf de Monseigneur, et tout mon bien lui apartiendrait sans difficulté, fût-il situé à Pondicheri.

Le couvent commence à ma mort par mettre le scellé sur tous mes éffets, prend pour lui les meilleures vaches, et chasse mes parents de la maison.

Les habitans de ce païs les plus favorisés sêment un peu d'orge et d'avoine, dont ils se nourissent, ils paient la dixme sur le pied de la sixième gerbe, à Monseigneur l'abbé, et on a excommunié ceux qui ont eu l'insolence de prétendre qu'ils ne devaient que la dixième gerbe.

En 1762, le 20e janvier, le feu Roi de Sardaigne abolit dans tous ses états cet esclavage chrétien. Il permit à tous ces malheureux d'acheter leur liberté de leurs seigneurs, et prêta même de l'argent à tous les colons qui n'en avaient pas pour se rédimer.

Ainsi, Monsieur, il est arrivé que les cultivateurs dont je vous parle auraient été libres s'ils étaient restés Savoyards jusqu'en 1762, et qu'ils ne sont aujourd’-hui esclaves de moines que parce qu'ils sont français.

Le petit païs dont je vous parle s'apelle Chézeri. Monsieur Le controlleur général peut s'attendre que si Dieu me prête vie, je viendrai me jetter à ses pieds avec tous les habitans de Chézeri, et lui dire, Domine, perimus, salva nos. Mais ce qu'il y a de plus admirable et de plus chrétien, c'est que la France a le bonheur de posséder plus de cinquante mille hommes qui sont dans le cas de Chézeri, et parconséquent immédiatement au dessous des bœufs qui labourent les terres monachales.

Monsieur De Sully Turgot verra combien l'hydre qu'il combat a de têtes; mais il verra aussi que tous les cœurs des vrais Français sont à lui.

Aiez la bonté, je vous en conjure, de m'envoier les ordres de Monsieur le controlleur général, en marge de mon mémoire, dès que vous le pourez.

Vôtre très humble et très obéissant serviteur du fond de mon cœur.

Le vieux malade V.

Je ne sais ce que c'est qu'un reproche qu'on fait à nos petits états, d'avoir traitté de couronne à couronne avec la République de Berne pour saler nôtre pot.

Je me flatte que vous ne payez point de ports de lettres.