1776-04-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

Je conçois bien, Monsieur, que le fruit de l'arbre de la Liberté n'est pas assez mûr pour être mangé par les habitans de Chézeri, et qu'ils auront la consolation d'aller au ciel en mourant de faim dans l'esclavage des moines Bernardins.
Vous savez qu'ils ne sont pas les seuls, et que nous avons encor en France plus de quatre vingt mille esclaves de moines; mais il éxiste un homme amoureux de la justice, qui sera assez mauvais chrétien pour briser ces fers si pesants et si infâmes quand il en sera tems.

Je vous renouvelle, Monsieur, mes remerciements du second éxemplaire des édits que vous avez eu la bonté de m'envoier.

Il m'a paru assez plaisant que le roi aiant déclaré par ses édits qu'il ne pouvait règner que par l'équité, on lui ait répondu sur le champ, Sire, la puissance roiale ne connait d'autres bornes que celles qu'il lui plait de se donner.

Cette avanture m'a fait relire avec beaucoup d'aplication, les mémoires de Sulli. C'était un grand ministre pour l'économie; mais il était bien vain, bien brusque, et quelquefois bien chimérique. On dit qu'il y en a un dans L'Europe qui a ses bonnes qualités sans avoir ses défauts.

Si ce n'était une indiscrétion de vous parler icy de mon chétif païs, je vous dirais que tout le monde a gagné au marché que Mgr Le Controlleur général a daigné faire. La ferme générale y a déjà gagné plus que nous, puisque la recette de son bureau nommé Longerai sur la frontière a triplé.

Si nous avons les 2800 Minots de Sel de Peccais qu'on dit nous être promis, nous serons aussi contents que la ferme générale doit l'être. Je crois que c'est dans l'opéra d'Atis qu'on chantait,

Ô L'heureux tems
Où tous les cœurs seront contents!

L'auteur était profête. Le vieux malade de Ferney a grande envie de vivre encor un peu pour voir l'accomplissement de la profétie.

Il est de tout son cœur, Monsieur, et avec bien de la reconnaissance

v. t. h. o. sr

V.