1775-10-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Pierre Samuel Du Pont de Nemours.

J'ai reçu, Monsieur, vôtre Lettre, dattée du Trembley, 2e 8bre, et j'ai bien des grâces à vous rendre.
Ce sera à vous que nôtre petite province aura l'obligation d'être la première qui montre à la France qu'on peut contribuer aux besoins de l'état sans passer par les mains de cent emploiés des fermes générales. Ce sera sur nous que Monsieur De Sully-Turgot, fera l'essai de ses grands principes.

Je ne sçais qui a pu imaginer que nous demandions à prendre le sel de la ferme à bas prix pour en tirer un petit profit qui servirait à payer nos dettes, et qu'on appelle crue.

Il est vrai que ce fut, il y a près de quinze ans, une proposition de nos états, mais je m'y suis opposé de toutes mes forces dans cette dernière conjoncture; et nos états s'en remettent absolument aux vues, et à la décision de Monsieur le controlleur Général.

Tout ce que Mr De Trudaine a bien voulu nous proposer de concert avec lui, a été accepté avec la plus respectueuse reconnaissance.

Il ne s'agit donc plus que de fixer la somme annuelle que nôtre province paiera aux fermes générales pour leur indemnité.

Il est prouvé par le relevé de dix années des bureaux qui désolent le païs de Gex, que la ferme a été quelquefois en perte, et que jamais elle n'a retiré plus de sept mille livres de profit.

Messieurs les fermiers demandent aujourd'hui quarante à cinquante mille livres annuelles de dédommagement. La province ne les a pas, et si elle les avait, si elle les donnait, à qui cet argent reviendrait-il? Ce ne serait pas au Roi, ce serait aux fermiers. Nous donnerions nous autres pauvres Suisses quarante à cinquante mille francs à des parisiens, pour nous avoir vexés jusqu'à présent par une armée de commis! Il leur est très indifférent que leurs gardes soient au milieu de nos maisons, ou sur la frontière. Comment peuvent ils éxiger de nous cinquante mille francs que nous n'avons pas, sous prétexte qu'ils se donnent la peine de placer leurs gardes ailleurs?

Nous avons offert quinze mille francs; cette somme est le double de ce qu'ils ont gagné dans les années les plus lucratives.

Nous attendons l'ordre de Monsieur le Controlleur général avec la plus grande soumission.

Je vous suplie, Monsieur, de vouloir bien lui rendre compte de nos sentiments et de nôtre conduite, et même de lui montrer cette Lettre si vous le jugez à propos.

Quant aux natifs genevois, bannis de la république depuis l'espèce de guerre civile de Genêve, et retirés à Versoy, ils ne sont qu'au nombre de trois ou quatre. Il n'y en a que deux qui travaillent en horlogerie et qui soient utiles. Un troisième, qui se nomme Bérenger, se mêle de Littérature, et a eu quelque fois l'honneur de vous écrire. Il a fait une histoire de Genêve dont le conseil de la république a été très irrité.

Le quatrième s'est fait marchand de liqueurs, et ne réussit point dans ce commerce. Ce marchand étant banni de la république par un arrêt de tous les citoiens assemblés, avec deffense de mettre les pieds dans Genève sous peine de mort, surprit il y a quelque tems un passeport de Mr le commandant de Bourgogne, et entra dans Genêve à la faveur de ce passeport. Mr le comandant l'ayant sçu, ordonna à Mr Fabri, maire de Gex, de retirer le papier que le marchand avait surpris; le genevois refusa d'obéïr. Mr Fabri envoia deux gardes de la maréchaussée pour retirer ce passeport.

Voilà l'état des choses sur cette petite affaire. Vos réflexions sur la demande de ces genevois sont dignes de vôtre sagesse.

J'ose féliciter la France et mon petit païs de Gex, que Monsieur Turgot soit ministre, et qu'il ait un homme tel que vous auprès de lui.

J'ai l'honneur être avec une tendre et respectueuse reconnaissance, vôtre t: h: o. sr.

Le vieux malade de Ferney V.