1775-10-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Anne Madeleine Louise de La Tour Du Pin, baronne d'Argental.

Celle cy est la cinquième, Madame; ainsi je présume que vous en avez reçu quatre.
Nous avons été honorés de quatre des vôtres.

Je commencerai par vous dire que vos petits embarras sur la maison que Monsieur De St Julien devait acheter pour vous, et sur le Testament de feu M: de Gouvernet, ne changeront rien au palais La Tour Du Pin dans le pré de la glacière. Tous les arrangements ont été pris avec Mr Racle pour que le corps de la maison soit fini avant l'hiver. Il le sera infailliblement; et on y travaille tous les jours avec ardeur. Les embellissements et les ameublements dépendront ensuite de vôtre goût, de vôtre magnificence et d'une sage économie. Nous nous flattons de revoir dans les beaux jours nôtre protectrice, nôtre papillon philosophe, qui fait cent lieues sur ses ailes légères, sans se fatiguer, et qui le lendemain va soliciter nos affaires, même en oubliant les siennes.

Je vous ai mandé par ma dernière Lettre du 8e 8bre que j'écrivais à M: Le Controlleur général, à Mr De Trudaine, à Mr L'abbé Morellet, et à Mr Du Pont. Je leur ai dit bien formellement que nos états s'en raportent à leurs bontés; qu'ils ne demandent rien au delà de ce que le ministère leur accorde; qu'ils prient seulement M: Turgot, et M: De Trudaine de considérer que l'indemnité annuelle de cinquante mille francs, demandée par la ferme générale, serait une écorcherie dont il n'y a point d'éxemple. J'ai fait voir par un mémoire que pendant plusieurs années nôtre petit païs a été à charge aux fermiers généraux, et que dans les années les plus lucratives ils n'en ont jamais retiré au delà de sept mille francs. Je leur en ai offert quinze au nom des états, en nous soumettant d'ailleurs à la décision du ministère. Je l'ai écrit à notre protectrice; je le répète, parce que celà me parait très nécessaire.

J'écarte surtout la prétendue demande d'acheter le sel de la ferme générale au prix de Genêve, et de prendre une somme sur ce sel pour paier les dettes de la province. Cette idée serait entièrement contraire aux vues de Mr Turgot et de Mr de Trudaine qui veulent que la terre paie toutes les dépenses, parce que tous les revenus viennent d'elle.

Enfin, aiant accepté purement et simplement les offres généreuses de Mr De Trudaine, et nous soumettant avec reconnaissance à ses décisions, nous avons le plus juste sujet d'espérer un plein succez de l'entreprise protègée par vous.

Je prends la liberté de baiser très humblement, et avec respect, les ailes brillantes du papillon philosophe. Qu'il ne dédaigne pas les sentiments du vieux hibou qui sera à ses pieds tant qu'il respirera.

V.

Je pense qu'il ne serait guères à propos d'entamer aucune autre affaire auprès d'aucun ministre avant d'avoir fini celles de Gex et de Versoi.