1er 8bre 1775
Vous avez dû, Madame, recevoir une grande Lettre de moi le jour même que vous aviez la bonté de m'écrire un billet charmant, qui met l'espérance et la joie dans toute la Colonie.
Made Denis et moi, et nos dragons, et nôtre corps d'artillerie, nous sommes tous à vos pieds. Le petit mot que Mr De Fargès vous a dit nous a rendu la vie. Les soldats de l'armée de messieurs les fermiers généraux, et leurs braves officiers, débitaient que les bontés de M: Turgot pour nous, avaient été vivement censurées par le conseil, et que nous étions des esclaves révoltés qui avaient perdu leur procez, ainsi que les esclaves du mont Jura. Nous avons été en conséquence plus persécutés que jamais. Je venais même d'écrire à Mr Turgot une longue lettre de doléance lorsque j'ai reçu vôtre billet de consolation.
Je sais bien qu'il se pourait faire que Mr de Fargès vous eût dit une nouvelle vraie, et que deux jours après cette nouvelle se fût trouvée fausse. Les choses changent souvent du pour au contre en peu de tems. L'abbé de Morellet même, qui m'a écrit en même tems que vous, ne me dit rien de positif. Cependant, vous me rassurez, car c'est sur vous que je fonde le bonheur du reste de ma vie. Vous êtes comme les déesses et les saintes du tems passé, qui ne parcouraient le monde que pour faire du bien.
Je ne puis croire que le petit désagrément qu'on a fait essuier à Mr De Laharpe ait pu déranger les projets de Mr Turgot et de Mr De Trudaine sur la colonie que vous protégez. Il me semble qu'aucontraire ces deux belles âmes doivent être affermies dans leur dessein de rendre une province heureuse, en attendant qu'ils puissent en faire autant du reste du roiaume.
Nous travaillons toujours à force, nous bâtissons réellement une ville dans l'espoir que vous viendrez l'embellir quelquefois de vôtre présence. Mr Racle ne s'est point découragé par les difficultés qu'il essuie, il ne doute de rien avec vôtre protection. Les maisons s'élèvent de tous côtés, les jardins vont se planter; on prétend que tout sera prêt au milieu du printems pour vous recevoir. Nos troupes iront au devant de vous sur la frontière. J'espère bien les accompagner, quoique je n'aie pas trop bon air sous les armes. Nous vous érigerons des trophées dans tous les endroits où les commis avaient leurs bureaux; nous crierons, Mont-joye et La Tour Du Pin!
Daignez toujours agréer, Madame, la respectueuse tendresse du vieux malade de Ferney
V.