17e avril 1776
Enfin, Madame, Mr De Crassi m'aporte des consolations, et me rend un peu de courage.
Je vois bien que vous avez reçu mes quatre Lettres, qui en éffet ne pouvaient être perdues; mais je vois aussi que vôtre cœur généreux était un peu piqué de ce que vous n'aviez trouvé dans ces lettres aucune occasion nouvelle de répandre vos bontés accoutumées sur mon petit païs et sur moi.
Je ne vous avais point importunée pour de nouvelles grâces, parce qu'il ne s'agissait plus que de petits détails qui ne concernaient que nos prétendus états, et dont nous n'avons pas fatigué le ministre. Vous êtes bien persuadée que si j'avais eu quelque chose à solliciter je n'aurais pas cherché d'autre protection que la vôtre.
J'ai écrit à la vérité à Mr De Fargès, mais c'était pour des merchands de cuir, pour des Tanneurs, pour des papetiers. Il est Intendant du commerce, et il faut bien qu'il entre dans ces minuties qui sont de son département tout indignes qu'elles sont de l'occuper.
Quand il s'est agi de rendre la liberté à dix ou douze mille hommes, et de délivrer tout un païs d'un joug insuportable nous ne nous sommes jamais adressés qu'à Madame De St Julien, et c'est en son nom que toutes les paroisses sont venues chanter des Tedeum dans la nôtre.
J'ai été humilié et bien malade de me voir abandonné par vous, mais enfin je me flatte que je ne suis pas tout à fait disgrâcié dans vôtre cour. Vous me faittes même espérer que nos dragons et nôtre artillerie seront encor assez heureux pour vous faire tous les honneurs de la guerre. Je renaîtrai alors, et j'ai grand besoin de renaître, car ma santé est affreuse. Quand j'ai un petit moment de relâche je me crois capable de faire le voiage de Paris; je m'en vante à Mr D'Argental, mais cette illusion ne dure pas, et je retombe bientôt dans ma misère.
Mr De Boncerf n'a pas eu autant de circonspection que de philosophie et de vertu. Il ne devrait pas faire courir ma Lettre, mais après tout, que pourra t-on y avoir vu de si dangereux? J'ai pensé précisément comme le Roi, il n'y a pas là de quoi se désespérer. J'ose me flatter même que j'ai pensé comme vous, Madame; car quoique vous soiez née de l'ancienne chevalerie vous ne voulez pas que le reste du monde soit esclave; on ne doit l'être que de vos charmes et de la supériorité de vôtre esprit. Ce sont là mes chaines, je les porterai avec joie tout le reste de ma vie, malgré les maux que la nature s'obstine à me faire.
Ne laissez pas refroidir vos bontés pour le vieux malade de Ferney.
V.