au châtau de Ferney par Geneve 27 septbre [1760]
Madame,
Je devrai donc à vos bontez les lumières dont j'ay besoin pour achever l'histoire de Pierre 1er .
J'ay eu l'honneur d'envoier à votre altesse sérénissime trois exemplaires du premier volume, ils sont en chemin. J'ose supplier V. A. S. de daigner ordonner qu'un de ces trois exemplaires parvienne à madame la comtesse de Bassevits. Elle accompagne les manuscrits dont elle me favorise, d'une lettre qui vaut infiniment mieux que touttes les négociations de M. de Bassevits. Je me vois souvent humilié par des Allemands qui parlent notre langue, à commencer par vous madame et par le Roy de Prusse. Madame de Bassevits est du nombre des personnes qui écrivent purement avec esprit mais je suis enchanté d'être ainsi humilié. Hélas que reste t'il àprésent à nous autres Français? le plaisir madame de voir des personnes comme vous parler leur langue mieux qu'eux. Nous avons fait la guerre aux Anglais sans avoir de vaissaux, nous l'avons longtemps faitte en Allemagne sans avoir de généraux. Nous nous sommes ruinez tantôt à vouloir ôter la Silésie à la reine de Hongrie tantôt à vouloir la luy rendre. Si nous n'avions pas quelque ressource dans l'envie de plaire, nous paraitrions anéantis. Le plaisir me soutient. Je compte mettre incessamment à vos pieds une tragédie nouvelle, tragédie de chevalerie, où l'on voit sur le téâtre des armes, des devises, une barrière, des chevaliers qui jettent le gage de bataille, une femme accusée deffendue par un brave qui est son amant. On joue cette pièce à Paris, et moy je la joue sur mon petit téâtre de Tourney à une demi lieue des Délices. Les chevaliers modernes sont un peu plus sérieux en Silésie. Je ne crois pas qu'il y ait d'exemple dans l'histoire d'un roy qui ait sçu en huit jours atteindre de soixante lieues un ennemy vainqueur, le battre, arrêter les progrès de trois armées confédérées et faire trembler ceux qui croyaient l'avoir abbatu. Cela est bien beau, mais celuy qui a fait ces grandes choses ne sera jamais heureux et j'en suis fâché. Agréez madame, le profond respect et l'attachement inviolable du Suisse V.