au châtau de Ferney par Geneve 27 septb 1760
Monsieur,
Votre excellence a reçu sans doute la lettre de Monsieur le comte de Golofkin.
J'ay pris la liberté de luy adresser pour vous un petit ballot contenant quelques exemplaires du premier volume de l'histoire de Pierre le grand. Votre Excellence en présentera un à sa majesté impériale si elle le juge à propos. Je m'en remets en tout à vos bontez. J'ay amassé de mon côté des matériaux pour le second volume. Ils viennent de M. le comte de Bassevits qui fut long temps employé à Petersbourg. Le gentilhomme que vous m'aviez annoncé et qui devait me rendre de votre part de nouvaux mémoires n'est point venu. Je l'attends depuis près de deux mois.
Je ne peux m'empêcher de vous conter qu'on m'a remis des anecdotes bien étranges, et qui sont singulièrement romanesques. On prétend que la princesse épouse du csarovits ne mourut point en Russie, qu'elle se fit passer pour morte, qu'on enterra une bûche qu'on mit dans sa bierre, que la comtesse de Konismark conduisit cette avanture incroiable, qu'elle se sauva avec un domestique de cette comtesse, que ce domestique passa pour son père, qu'elle vint à Paris, qu'elle s'embarque pour l'Amérique, qu'un officier français qui avait été à Petersbourg la reconnut en Amérique et l'épousa, que cet officier se nommait d'Aubane, qu'étant revenue d'Amérique, elle fut reconnue par le maréchal de Saxe, que le maréchal se crût obligé de découvrir cet étrange secret au Roy de France, que le Roy quoy qu'alors en guerre avec la Reine de Hongrie luy écrivit de sa main pour l'instruire de la bizarre destinée de sa tante,
que la Reine de Hongrie écrivit à la princesse en la priant de se séparer d'un mari trop au dessous d'elle et de venir à Vienne,
mais que la princesse était déjà retournée en Amérique, qu'elle y resta jusqu'en 1757, temps auquel son mari mourut, et qu'enfin elle est actuellement à Bruxelles où elle vit retirée et subsiste d'une pension de 20 mille florins d'Allemagne que luy fait la Reine de Hongrie.
Comment a t'on le front d'inventer tant de circomstances et de détails! ne se pourait il pas qu'une avanturière ait pris le nom de la princesse épouse du czarovits?
Je vais écrire à Versailles pour savoir quel peut être le fondement d'une telle histoire, incroiable dans tous les points.
Je me flatte que notre histoire de votre grand Empereur sera plus vraie. Songez monsieur que je me suis établi votre secrétaire, dictez moy du palais de L'impératrice, et j'écrirai.
Mr de Soltikof passe sa vie à étudier, il se dérobe quelquefois à son travail pour assister à nos petits jeux olimpiques. Nous jouons des tragédies nouvelles sur mon petit téâtre de Tourney, nous avons des acteurs et des actrices qui valent mieux que des comédiens de profession. Notre vie est plus agréable que celle qu'on mêne actuellement en Silésie. On s'y égorge, et nous nous réjouissons.
J'ignore toujours si vous avez reçu le gros ballot que j'adressay à mr de Keizerling, et la caisse de Coladon. Il y a malheureusement bien loin d'icy à Petersbourg. Je seray toutte ma vie avec le plus sincère et le plus inviolable dévouement de V. E. le très humble obéisst serviteur
Voltaire