à Ferney par Genève 7 novb 1761
Monsieur,
Quoy que je ne vous aye promis qu'à pâques de nouvaux cayers de l'histoire de Pierre le grand, le désir de vous satisfaire m'a fait prévenir d'assez loin le temps où je comptais travailler; mon attachement pour votre Excellence et mon goust pour l'ouvrage entrepris sous vos auspices l'ont emporté sur des devoirs assez pressants qui m'occupent.
J'ay remis entre les mains de v. E. une copie de ce que je viens de hazarder uniquement pour vous sur ce sujet si terrible et si délicat de la condamnation et de la mort du Czarovits. J'ay été bien étonné du mémoire qui était joint à votre dernier paquet. Ce mémoire n'est qu'une copie presque mot pour mot de ce qu'on trouve dans le prétendu Nesterusanoy. Il semble que ce soit cet allemand dont j'ay déjà reçu des mémoires qui ait envoyé celuy là. Il doit savoir que ce n'est point ainsi qu'on écrit l'histoire, qu'on est comptable de la vérité à toutte l'Europe, qu'il faut un ménagement et un art bien difficile pour détruire des préjugez répandus partout, qu'on n'en croit pas un historien sur sa parole, qu'on ne peut attaquer de front l'opinion publique, qu'avec des monuments autentiques, que tout ce qui n'aurait même que la sanction d'une cour intéressée à la mémoire de Pierre le grand, serait suspect; et qu'enfin l'histoire que je compose ne serait qu'un fade panégirique, qu'une apologie qui révolterait les esprits aulieu de les persuader. Ce n'est pas assez de croire et de flatter le pays où l'on est, il faut songer aux hommes de tous les pays. Vous savez mieux que moy monsieur tout ce que j'ay l'honneur de vous représenter, et vos sentiments ont sans doute prévenu mes réflexions dans le fond de votre cœur.
J'ay eu par un hazard heureux des mémoires de ministres accréditez qui ont suppléé aux matériaux qui me manquaient, et sans ce secours à quoy aurai-je été réduit? J'ay ramassé dans toutte l'Europe des manuscrits, j'ay été plus aidé que je n'osais l'espérer.
Je ne cacherai pas à votre excellence que parmy ces manuscrits, parmi ces lettres de ministres, il y en a de plus atroces encore que les anecdotes de Lamberti. Je crois réfuter Lamberti assez heureusement à l'aide des manuscrits qui nous sont favorables, et j'abandonne ceux qui nous sont contraires. Lamberti mérite une très grande attention par la réputation qu'il a d'être exact, de ne rien hazarder, et de rapporter des pièces originales; et comme il n'est pas à beaucoup près le seul qui ait rapporté les anecdotes affreuses répandues dans toutte L'Europe, il me parait qu'il faut une réfutation complette de ces bruits odieux. J'ay pensé aussi que je ne devais pas trop charger le czarovits, que je passerais pour un historien lâchement partial qui sacrifierait tout à la branche établie sur le trône dont ce malheureux prince fut privé. Il est clair que le terme de parricide dont on s'est servi dans le jugement de ce prince, a dû révolter tous les lecteurs parceque dans aucun pays de L'Europe, on ne donne le nom de parricide qu'à celuy qui a exécuté ou préparé effectivement le meurtre de son père. Nous ne donnons même le nom de révolté qu'à celuy qui est en armes contre son souverain, et nous appellons la conduitte du czarovits, désobéissance punissable, opiniâtreté scandaleuse, espérance chimérique dans quelques mécontents secrets qui pouraient éclater un jour, volonté funeste de remettre les choses sur l'ancien pied, quand il serait le maitre. On force après quatre mois d'un procez criminel ce malheureux prince, à dire, à écrire que s'il y avait eu des révoltez puissants qui se fussent soulevez et qui l'eussent appellé il se serait mis à leur tête.
Qui jamais a regardé une telle déclaration comme valable, comme une pièce réelle d'un procez? qui jamais a jugé une pensée, une hippotèse, une supposition d'un cas qui n'est point arrivé? où sont ces rebelles? qui a pris les armes? qui a proposé à ce prince de le mettre un jour à la tête des rebelles? à qui en a t'il parlé? et à qui a t'il été confronté sur ce point important? Voylà monsieur ce que tout le monde dit, et ce que vous ne pouvez vous empêcher de vous dire à vous même. Je m'en rapporte à votre probité, à vos lumières. Ce que j'ay l'honneur de vous écrire est entre vous et moy, c'est à vous seul que je demande comment je dois me conduire dans un pas si délicat. Encor une fois nous ne nous faisons point illusion. Je vais comparaitre devant l'Europe en donnant cette histoire. Soyez très convaincu Monsieur, qu'il n'y a pas un seul homme en Europe, qui pense que le csarovits soit mort naturellement. On lève les épaules quand on entend dire qu'un prince de vingt trois ans est mort d'apoplexie à la lecture d'un arrest qu'il devoit espérer qu'on n'exécuterait pas. Aussi s'est on bien donné de garde de m'envoyer aucun mémoire de Petersbourg, sur cette fatale avanture. On me renvoye au méprisable ouvrage d'un prétendu Nestesaranoi. Encor cet écrivain aussi mercenaire que sot et grossier ne peut dissimuler que toutte L'Europe a cru Alexis empoisonné. Voyez donc monsieur, examinez avec votre prudence, et votre bonté pour moy, et avec le sentiment de ce qu'on doit à la vérité, et aux bienséances si j'ay marché avec quelque sûreté sur ces charbons ardents.
Ce que j'ay l'honneur de vous envoier n'est qu'une consultation, un mémoire de mes doutes que je vous supplie de résoudre. C'est pour vous que je travaille monsieur, c'est à vous à m'éclairer et à me conduire. Un mot en marge me suffira, ou une simple lettre avec quelques instructions sur les endroits qui me font peine.
Vous daignez sans doute compatir à mon extrême embarras, mais comptez sur tous mes efforts, sur l'envie extrême que j'ay de vous satisfaire, sur les sentiments pleins de respect et de tendresse que vous m'avez inspirez. Reconnaissez à ma franchise mon extrême attachement pour votre Excellence, et soyez bien sûr que c'est du fonds de mon cœur que je serai toutte ma vie de v. E. monsieur le très humble et très obéissant serviteur.
Voltaire