1754-02-17, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

Je suis encor obligé, ma chère nièce, de vous importuner au sujet de ces impertinentes éditions d'une histoire prétendue universelle qu'on a osé mettre sous mon nom.
Mon indignation redouble tous les jours. Un des plus savants homme de L'Europe, Mr. Vernet, Professeur d'histoire à Genêve, que je vis il y a douze ans à Paris chez mr. le Cardinal de Polignac, et qui a conservé une copie du commencement de mon véritable ouvrage, me mande qu'il a vû avec horreur combien il est défiguré. L'insolent éditeur de Hollande a mis dans l'introduction ces paroles: Les historiens, semblables en cela aux Rois, sacrifient le genre humain à un seul homme; et il y a dans mon manuscrit: Les historiens imitent en cela quelques tirans dont ils parlent; ils sacrifient le genre humain à un seul homme. Il y a cent passages aussi indignement falsifiés; vous en avez la preuve dans le manuscrit qui est dans ma maison. Je ne puis trop répéter, que je vous conjure de montrer ces différences éssentielles à mr. de Malzerbes. Tout le monde me doit la justice de concourir avec moi pour condamner l'insolence avec la quelle un éditeur de Hollande m'a imputé ses propres sottises, et pour me justifier dans l'esprit des honnêtes gens. J'écrivis il y a six semaines à mr. de Malzerbes ces propres paroles: si mr de Malzerbes veut ajouter à ses bontéz, celle d'empêcher que cette partie de l'histoire universelle, imprimée en Hollande, n'entre pas en France, je lui aurai une nouvelle obligation.

Je vous écrivis trois lettres consécutives pour vous prier d'exiger cette grâce de mr. de Malzerbes; vous étiez malade alors; et le fripon de libraire hollandais faisait déjà débiter son impertinent ouvrage à Paris où il l'avait apporté lui-même dans des ballots de toile. Mr. de Malzerbes ne put donc malgré ses soins empêcher que la France ainsi que l'Europe ne fût inondée de ce livre que j'ai condamné si hautement: mais assurément sa probité courageuse doit l'engager à faire parvenir au Roi mon innocence. On est bien fort quand on demande justice, et surtout quand cette justice se borne à faire connaître seulement la vérité. Je vous prie donc avec la plus vive instance de montrer cette lettre à mr. de Malzerbes; il peut parler fortement à mr. le chancelier son père; il peut parler à madame de Pompadour. Ce n'est point ici une affaire qui demande des démarches délicates et des négociations; il s'agit uniquement de dire la vérité, et de s'en tenir-là. C'est ce que j'attends de vôtre amitié, et ce que je ne cesserai de vous demander. Je vous embrasse tendrement et je vous prie de m'écrire en droiture.

Je suis trop malade pour vous écrire de ma main.

Voltaire