à Colmar 25 xbre [1753]
Vous m'effrayez encor beaucoup ma chère enfant par votre lettre sans datte que je reçois avec celle de Mr de Malzerbes, mais je me flatte que les vœux de votre sœur et les soupirs qu'elle poussait avec Florian dans le cabinet, vous ont porté plus de bonheur que nous n'en portâmes au janséniste.
Jouissez du fruit de leurs saintes prières éjaculatoires, ma chère enfant, et soyez bientôt en état de prier vous même. Plût à dieu que je pusse prier avec vous. Mon pied est toujours le très humble serviteur de votre cuisse. Si vous pouviez trouver un secret pour les aprocher l'un de l'autre, vous feriez là une belle action. Je n'ay point le scorbut de vaissau, le scorbut d'hôpital, je n'ay point la peste, mais j'ay une humeur scorbutique qui me dévore un sang saumuré, aigri, sec, que vous pouriez seule adoucir, et que votre beaume seule peut guérir. Si vous pouviez en effect représenter à made de Pompadour et à mr Dargenson l'état où je suis, et combien il y aurait d'équité à permettre que deux malades se rapprochassent, se consolassent l'un l'autre, et que je vinsse mourir dans ma maison entre vos bras, peutêtre n'aurait on pas la barbarie de me tenir hors de chez moy, sans aucune raison.
Je vous avoue que j'ay été effrayé en lisant cette prétendue histoire universelle. Toutte défigurée qu'elle est je conçois que certains traits aient plu, et j'ay craint ces traits là même. Voicy une lettre que j'ay mise au devant des annales de L'empire. Je n'avais qu'une simple curiosité de voir le livre de Pfefelet je ne le demandais pas pour en profiter, puis que le mien est fait, et presque achevé d'imprimer.
Je ne savais pas que je fusse possesseur de tout le vin d'Alzace. Je ressemble assez à Voiture dans ce point. Je ne vends de vin ny n'en boy, mais cette nouvelle calomnie me fait bien voir que l'envie ne s'appaise et ne se lasse jamais. Les gredins d'autheurs ayant oui dire que j'ay quelque fortune, en sont autant irritez que de la fortune de mes ouvrages. Ces malheureux vont piquer les tables des sous fermiers qu'ils n'envient point, et dont ils reconnaissent avec respect la supériorité, mais ils se déchaineront toujours contre l'autheur du siècle de Louis 14 et de la Henriade qui ne mendie pas. Je méprise la pitié et l'envie, mais il est de votre honneur de détruire le bruit impertinent que j'ay acheté la vendange de l'Alzace. Cette absurde calomnie fait un singulier contraste avec les annales de L'empire. Cet ouvrage commencé à Gotha a servi à me distraire au moins dans l'état horrible où je me suis trouvé. Je n'en retire absolument d'autre fruit que la consolation d'y avoir travaillé. J'ay fait présent du manuscrit au frère de mr Shœpfling, professeur d'histoire et historiografe d'Alzace. Il est imprimé, partie à Bâle, partie à Colmar. Je me flatte que Mr de Malzerbes en soufrira le débit, et Shœpfling demandera s'il le faut un privilège.
J'envoye à Mr de Malzerbes les mêmes feuilles que vous trouverez dans ce paquet. Je vous prie de vouloir bien envoyer chez Lambert le petit paquet cy joint. Pardon de tant de détails désagréables. Il est bien cruel de vous parler de l'histoire d'Allemagne à vous qui devez tant la hair, mais comptez que votre santé m'occupe plus que Charlemagne et Charles quint.
Il faut pourtant que je vous parle encor de cette prétendue histoire universelle. Le libraire Neaume qui a une boutique à Berlin comme à la Haye jure toujours qu'il a acheté le manuscrit d'un valet de chambre du prince Charles. Des gens qui prétendent savoir les anecdotes, disent que le Roy de Prusse a donné à ce libraire le second manuscrit que je luy avais confié, et qu'il l'a fait dans le dessein de me perdre en France, et de me forcer à recourir à luy. Il en avait usé ainsi autrefois et avait engagé mr de Rothembourg à faire courir quelques unes de mes lettres pour me brouiller dans mon pays, et me mettre dans la nécessité d'aller dans le sien. Je ne sçais actuellement que croire. S'il était vrai qu'il se fût abaissé jusqu'à la perfidie de donner mon ouvrage à son libraire, la Pucelle inondera bientôt L'Europe, et je ne pourai me réfugier à Constantinople après la tragédie de Mahomet. Il n'y a pas d'apparence que dans ces circomstances j'achète la vandange de l'Alzace. Il faut que je me dise à moy même, adieu panier, vandanges sont faittes.
On prétend que si on a â demander quelque chose à madame de Pompadour, il faut se presser; la goutte de mr Dargenson semble aussi avertir qu'il n'y a pas Lieu d'attendre, et mes maladies me disent que si je dois avoir la consolation d'achever auprès de vous ma carrière je ne dois pas différer.
Portez vous bien ma chère enfant et puisse 1754 être moins malheureux que 1753.
Vous ne m'avez point fait de réponse ma chère enfant sur le procédé de Cideville. Il ne fait point de réponse à ma lettre. En quels termes êtes vous donc avec luy? Faites moy réponse je vous prie sur tous ces articles, mais surtout sur le seul intéressant, sur le seul qui m'alarme, sur votre santé.
Mr de la Reiniere doit vous faire parvenir, je crois, un paquet que j'attens de Cadix. Je vous prierai de me le faire tenir. Ecrivez moy en droiture doresnavant ma chère enfant comme je vous écris. Les lettres sont quelquefois deux jours à leur adresse sans me parvenir. Mais quand vous aurez quelque chose de particulier à me mander, écrivez moy sous le couvert de mr Dupont, avocat au conseil souverain, à Colmar.