à Colmar 5 janvier [1754]
Je vous ai envoyé ma chère enfant trois énormes paquets dans lesquels j'ay prévenu tout ce que vous m'avez conseillé.
J'ay écrit à madame de Pompadour, à M. de Richelieu, à mr Dargenson, j'ay envoyé à l'académie française te à celle des inscriptions les désaveux autentiques de la malheureuse édition faitte à la Haye.
J'ay pris la liberté d'envoier tous mes paquets à mr de Malzerbes. J'ay eu le courage de prendre toutte cette peine parce que vous me mandiez que vous vous portiez mieux; et qu'alors j'avais l'esprit plus libre. Mais je suis retombé malade, et ce pauvre esprit si dépendant du corps est aux abois. Je conçois qu'on puisse aisément avoir du courage dans le malheur quand on se porte bien, mais quand les maladies se joignent aux plus cruelles infortunes ceux qui se vantent d'être insensibles sont de grands charlatans. J'écris à Mr de Majainville que je luy payerai ce qu'il veut de sa maison, et que nous ferons le bail à mon retour. J'en donne avis à Mr de Laleu à qui je n'ay pu envoier encor aucune procuration pour aucune de mes affaires. Nous verrons s'il me sera au moins permis de venir auprès de vous pour quelque temps. Si on a la barbarie de me refuser cette consolation, si je ne puis obtenir de venir me faire traitter un mois à Paris, il faudra prendre un party décisif et songer à aller mourir ailleurs paisiblement.
Shœpfling sort de chez moy. Il a fini le premier tome des annales de L'empire. Je vous envoye un exemplaire en feuilles sous l'enveloppe de Mr de Malzerbes. Cela n'est pas bien amusant, c'est d'ailleurs l'histoire d'un pays que vous n'aimez point. Ce sera seulement un livre de plus dans votre bibliotèque.
Shœpfling vous supplie de permettre qu'il fasse partir un ballot de ces livres à votre adresse. Mais je ne suis point de cet avis attendu qu'il faut que ce ballot aille à la chambre sindicale des libraires. Tout ce que vous pouriez faire c'est que mr de Malzerbes en permit l'entrée. C'est un livre qu'on aurait aisément imprimé avec privilège, et puisqu'il a permis le débit de la prétendue histoire universelle si fautive et si indécente, il peut bien tolérer un livre utile, exact et sage, imprimé d'ailleurs dans le royaume, car quoy qu'il paraisse imprimé à Bale, il l'est à Colmar sous les yeux des magistrats. Je vous dis tout cela mon cher enfant supposé que vous vous portiez bien car s'il vous reste la moindre incommodité, ne songez qu'à votre santé. Elle m'est assurément plus chère que les annales de L'empire.
Je reçois ce dimanche 6 janvier votre lettre du 39 xbre. Il se pourait faire que votre maladie dégénérast en une suppression totale de règles. En ce cas le régime continu et austère vous assurera une vie longue, mais peutêtre triste. Je voudrais que les derniers jours de la mienne finissent auprès de vous. Ces derniers jours sont bien empoisonnés. Ce maudit livre imprimé à la Haye me séparera t'il encor de vous? Je vous prie de faire envoier au Mercure et au journal ma lettre à Jean Néaume. Il n'y a rien de plus fort, cependant je peux très bien être justifié et persécuté.
Voylà encor une belle récompense d'avoir prêté vingt mille francs généreusement à Sphœfling et à mon hôte de Colmar et de risquer la perte totale de cet argent. On me fait passer pour un marchand de vin.
J'insiste qu'il est juste que Mr de Malzerbes dise hautement que je luy ay demandé la suppression du livre de la Haye dès qu'il a paru. Cela est plus essentiel que le mercure. Vous ne pouvez sortir mais vous pouvez écrire, vous pouvez mander à made de Pompadour votre cruel état et le mien, vous pouvez remontrer qu'une calomnie ne doit pas empécher qu'on me donne la permission de venir mourir auprès de ma nièce mourante chez moy, ou de venir pour quelque temps chercher sa guérison et la mienne. Vous pouvez écrire à mr Dargenson.
Je vous supplie d'envoier ma lettre à Lambert.
Votre état me met au désespoir. La tête me tourne.
Je n'ay point reçu le second volume de cette indigne édition de l'histoire universelle. Le 1er volume que vous m'avez envoyé n'est point de la Haye. Il est d'un nommé Duchene qui mérite le carcan, mais tout cela n'est rien, je ne songe qu'à votre maladie.