1753-12-30, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Louise Denis.

L'opiniâtreté de votre maladie est aussi obstinée ma chère enfant que celle de ma mauvaise fortune.
C'est donc à qui vous guérira, ou à qui ne vous guérira pas. Vous faites des jaloux même parmy les enfans d'Hippocrate. Je me désespère de n'être pas auprès de vous. Voicy la copie de ma lettre à me de Pompadour. J'en envoye autant à M. le maréchal de Richelieu, et je le prie de tenir cette copie secrette. Voicy encor des désaveux bien autentiques. Que pui-je faire de mieux! M. de Malzerbes ne sait il pas que je l'ay supplié instament de ne pas permettre l'introduction de la rapsodie de Jean Néaume? ne peut il pas en rendre témoignage? Je ne doute pas que vous n'exigiez de luy cette justice qu'il me doit. On m'assure que l'archevêque va donner un mandement contre ce livre. D'autres disent que je serai mis en prison pour Jean Néaume. Tout cela est de ma destinée. Pour comble de malheur je me suis avisé de préter icy vingt mille francs (tout l'argent que j'avais) à cette grosse face de Shœpfling, frère du célèbre professeur Shœpfling qui n'est pas je crois célèbre pour vous. J'ay cru cette large face celle d'un homme de bien et d'un homme riche. Il n'est ny l'un ny l'autre. Je luy ay prêté mon argent sans intérest. Je perds mon argent et le mérite de ma bonne action. Voylà mon enfant comme j'achète la vendange de l'Alzace. Il ne vous restait plus qu'à me faire compliment sur ma bonne santé. Je suis bien aise de vous dire que Mr de Richelieu ne m'a point payé depuis quatre ans. Il y a dix seigneurs dans ce cas. Ils auront bientôt le plaisir d'hériter de moy. Je ne vous parlerai plus de mon pied. Je suis d'ailleurs sur un trop mauvais pied et le vôtre seul m'intéresse. Si je ne vous aimais pas autant que je vous aime, j'aurais déjà pris le party que tout le monde me conseille de prendre. Je finirais mes jours dans un pays libre. Je suis trop malheureux et trop persécuté. La mort est préférable à mon état. Vous seule me faittes encor aimer la vie. Cidevile m'a écrit. Je le crois actuellement à Paris. Adieu, guérissez et jouissez des douceurs de la vie que je ne peux partager avec vous. Je me croirai moins infortuné si vous êtes heureuse. Vous avez dû recevoir de gros paquets déjà par mr de Malzerbe.